Créée à Londres en 2007, cette production de La fille du régiment a beaucoup voyagé depuis, de Vienne à Barcelone en passant par New-York. Un DVD officiel et plusieurs captations télévisuelles ont fini par la rendre familière aux amateurs d’opéras. La voici enfin à Paris où l’ouvrage n’a plus été donné depuis les représentations mythiques du printemps 1986 à l’Opéra-Comique avec Alfredo Kraus et June Anderson. Force est de constater qu’elle n’a pas pris une ride. Dans les décors sobres et astucieux de Chantal Thomas – au premier acte, des cartes d’état-major froissées évoquent un paysage montagnard, et au deux, le salon de la marquise est suggéré par un plancher, des portes et des fenêtres en bois massif – Laurent Pelly signe une de ses mises en scène les plus abouties : drôle, sans jamais être vulgaire, efficace, sans céder à la facilité, avec une direction d’acteurs d’une redoutable précision, émaillée de gags et de trouvailles qui font mouche, comme par exemple l’irruption spectaculaire de Tonio, juché sur un char d’assaut, au milieu des invités de la Marquise. La transposition du livret pendant le premier conflit mondial fonctionne à merveille et les dialogues parlés, intelligemment « actualisés » par Agathe Mélinand, s’intègrent parfaitement au livret original.
Il était temps que Juan Diego Flórez interprète à Paris l’un des rôles qui ont contribué à sa popularité, et un rôle français de surcroît. Les ans ne semblent pas avoir de prise sur le ténor péruvien qui, à près de quarante ans, a conservé, outre son physique de jeune premier, une voix intacte à l’aigu toujours insolent. Mieux, l’on constate avec bonheur que le medium s’est étoffé et que sa prononciation du français est désormais quasi parfaite, y compris dans les dialogues parlés. Comme on pouvait s’y attendre, à la fin du premier acte, le célèbre « Ah mes amis, quel jour de fête » et ses neuf contre-ut, émis avec une aisance confondante, déchaîne l’enthousiasme du public qui ne ménage pas ses bravos, tout comme au deux, après la romance « Pour me rapprocher de Marie » chantée avec un timbre melliflue et une infinie délicatesse, nimbée d’émotion. Dans ce rôle, Juan Diego Flórez paraît aujourd’hui sans rival.
Après le succès mitigé de sa Manon en janvier dernier, Natalie Dessay était attendue au tournant, d’autant que ses annulations à Milan, en fin de saison, pouvaient laisser craindre le pire. Il n’en a rien été. La cantatrice est apparue dans une forme vocale éblouissante et sa prestation se hisse au même niveau que lors des représentations londonniennes de 2007. C’est à peine si le suraigu, notamment dans « Salut à la France », a perdu un peu de son éclat. Le medium est demeuré intact, tout comme les somptueux pianissimi dont elle orne ses deux airs mélancoliques. Très à l’aise dans cette production spécialement conçue pour elle, Natalie Dessay habite l’espace scénique en grande professionnelle et confirme ses dons d’actrice en jouant sur le contraste entre le garçon manqué déluré qu’elle propose au premier acte et la jeune fille (presque) soumise que Marie est devenue, un an plus tard, au deux. L’ovation qui accueille au rideau final cette incarnation mémorable est amplement méritée.
Alessandro Corbelli confère au personnage de Sulpice toute la bonhommie et la jovialité qui conviennent. Excellent acteur, le baryton italien dispose d’une voix solide et d’un français impeccable. Doris Lamprecht campe une marquise haute en couleurs, plus convaincante dans la caricature que dans l’émotion. Dame Felicity Lott, enfin, est irrésistible en grande dame très « pète sec ». Sa Duchesse est à l’opposé du personnage truculent que proposait Montserrat Caballé à Vienne, même si la soprano anglaise emprunte à sa consœur sa fameuse chanson suisse « G’ Schätzli » qu’elle interprète accompagnée par un accordéon. Les autres rôles sont impeccablement tenus, en particulier l’excellent Hortensius, très pince-sans-rire, de Francis Dudziak. Les Chœurs enfin se révèlent en tout point excellents.
Au pupitre Marco Armiliato est l’homme de la situation, il dirige avec panache les airs martiaux, en évitant le piège de la vulgarité et exalte le lyrisme des pages mélancoliques, comme en témoigne l’accompagnement particulièrement émouvant de l’air de Marie « Par le rang et par l’opulence ».
Alors, une réussite totale ? Sans aucun doute, mais qu’il faut cependant tempérer d’un petit bémol. Certes, l’affiche est de celles qui attirent les foules mais l’Opéra-Bastille est-il le lieu idéal pour monter un ouvrage conçu pour l’Opéra-Comique ? Ce spectacle n’aurait-il pas gagné à être représenté à Garnier ? En effet, même si les voix de Dessay et Flórez passent la rampe, elles ne sont pas immenses et l’on peine parfois à entendre les dialogues, couverts par une simple quinte de toux dans le public.
« Finalement à Paris », oui, mais peut-être pas dans la bonne salle.