Cio-Cio-San délicate fleur de pêcher ou fruit amer du péché ? La Butterfly de Sandra Lopez de Haro ne lève pas l’ambiguïté et il faut lui en savoir gré dans cette coproduction Opéra de Fribourg / Opéra Eclaté, redonnée par le Centre Lyrique d’Auvergne dans une distribution en grande partie renouvelée.
Le livret tout autant que la musique de Puccini sont suffisamment riches de nuances et de subtilités harmoniques pour ouvrir à plus d’une option dramaturgique. La mise en scène d’Olivier Desbordes et la direction de Dominique Trottein l’ont bien compris ainsi et sont en parfaite adéquation avec la personnalité campée par la soprano. On échappe donc au confort monolithique exotico-japonisant. Mais la performance des protagonistes, en particulier du rôle-titre consiste à ne jamais chercher à forcer la lecture et la nature des personnages, et à ne pas gauchir le sens de l’œuvre afin de satisfaire un parti pris esthétique. Ainsi oublie-t-on vite le costume de geisha de Sandra Lopez de Haro pour ne plus retenir que la sincérité de la jeune femme idéalement amoureuse. Qu’importe après tout la naïve adolescente qu’elle est supposée incarner quand il s’agit avant tout d’illustrer et servir la crédibilité de la tragédie ! Car sa Butterfly est d’abord vraie en tant que femme portée par l’espoir fût-il insensé. Son poignant « Un bel di, vedremo » de l’acte II a su nous en convaincre. Elle est ensuite bouleversante en héroïne blessée. L’intelligence de la soprano consiste précisément de ne pas outrepasser ses capacités vocales pour tenter d’approcher des références inaccessibles et jouer sur l’effet. Et c’est en cela qu’elle offre le visage émouvant d’une véritable tragédienne. Son chant éloquent, bien construit, va se densifier dans les aigus et nourrir un médium plein de vie et de passion. « Con onor muore » au IIIe acte lancé avec une finesse de phrasé d’une souveraine plénitude est digne de rivaliser avec les plus grandes interprètes. Sandra Lopez de Haro fait plus que croire en son personnage : elle l’investit et le crée littéralement à sa dimension. On devine que sa Cio-Cio-San ne peut être complètement dupe du destin qui est le sien. Elle aborde et porte le rôle avec sa personnalité, avec sa voix sans chercher à en forcer la projection dans l’aigu, préférant de loin en maîtriser la puissance émotionnelle avec un sens inné de la théâtralité qui la rend humainement bouleversante. En restant femme, elle sait avec infiniment de talent et nous fait savoir par l’intelligence du geste et de l’engagement que si elle croit contre toute logique c’est d’abord pour ne pas désespérer.
La Suzuki d’Hermine Huguenet, frémissante mezzo, timbre bien dosé dans l’expression et franc d’émission, lui apporte idéalement la réplique en parfait accord avec l’enjeu dramatique déjà évoqué. Pinkerton trouve en Carlo Guido le G.I. arrogant et m’as-tu-vu, mais nuancé par une pertinente fragilité psychologique. Il le légitime à travers un registre bien construit et conduit qu’il projette sans outrance. Que Kristian Paul possède l’autorité vocale et la surface expressive des graves d’un Sharpless ne saurait être remis en question. On en attendait peut être un zest de subtilité supplémentaire pour que son personnage prenne la pleine mesure de ses ambivalences. Le Goro d’Eric Vignau ? Bouffon quant il faut, du cynisme à revendre il incarne le fourbe jusque dans la caricature de ses aigus qu’il travestit avec délectation dans l’expression ; même si l’on aurait été en droit d’attendre un peu plus de hauteur et d’à-propos machiavélique.
Dominique Trottein lui, sait les raffinements impressionnistes aux préfigurations ravéliennes de cette partition. La soie des cordes, la fluidité des bois et la ductilité des cuivres jamais en surcharge dans les forte, aborde exemplairement le « thème de l’illusion » dans la toute fin du cultissime « Un bel di, vedremo ». On pouvait faire confiance à la mise en scène d’Olivier Desbordes pour ne pas chercher à occuper indument ce miraculeux espace musical et vocal. Chez lui le moindre accessoire, le plus petit détail à son importance et s’inscrit dans la cohérence d’un tout qui ne s’impose jamais comme une prétention à vouloir à tout prix en dire plus que le compositeur. On assiste presque insidieusement à une lente mais inexorable décomposition du décor qui se délite presque imperceptiblement au fil de la lente progression de la tragédie. Desbordes structure en négatif une impressionnante montée du drame comme s’il sculptait la musique, comme s’il lui donnait corps.