« Quelle voix pour chanter Arnold ? » interroge Marco Beghelli dans le programme de ce qui s’annonçait comme la production phare du 34e Rossini Opera Festival : Guillaume Tell. Et le musicographe d’invoquer les mânes d’Adolphe Nourrit, qui créa le rôle d’Arnold en 1829 à Paris, et de Louis-Gilbert Duprez, qui s’en servit dix ans après pour inventer un nouveau style expressif. La comparaison entre les deux chanteurs, le premier adoubé par Rossini alors que le second, au contraire, voyait son ut de poitrine qualifié de « cri de chapon égorgé », semble un plaidoyer en faveur de Juan-Diego Florez. Son interprétation d’Arnold se voudrait un retour aux sources : légère, gracieuse, élégante. Oui, mais si l’on en croit d’autres partitions écrites à l’intention d’Adolphe Nourrit, La Muette de Portici par exemple, ce dernier possédait un médium solide et un registre grave affirmé, qualités dont ne peut se prévaloir le ténor péruvien. L’inconfort est flagrant dès que l’écriture se déporte vers le bas de la portée. Le volume devient moindre, l’aigu nécessaire pour que la voix retrouve son assise. Le jeune Melchtal serait ici rendu à son véritable état : idéaliste amoureux plus que guerrier patriotique. Soit. Mais, qu’on le veuille ou non, des générations de chanteurs, marchant sur les brisées de Duprez, ont définitivement marqué l’oreille. On aime désormais Arnold héroïque, passionné, contrasté, véhément. Autant de qualificatifs qui ne s’appliquent pas à Juan Diego Florez, si acéré soit l’aigu, si virtuose soit le chant.
Ce n’est pas la seule des désillusions qu’engendre ce Guillaume Tell, handicapé d’abord par la taille de l’Adriatic Arena, théâtre de fortune aménagé dans une salle omnisport aux portes de la ville afin d’accueillir un maximum de visiteurs. Si l’on veut faire acte de philologie, ne faudrait-il pas représenter Rossini sur des scènes à la dimension de celles pour lesquelles furent créés ses opéras ? Amanda Forsythe (Jemmy dont on a rétabli l’air « Ah, que ton ame se rassure », coupé par Rossini lors de la création de l’œuvre) est la première à en payer les conséquences. La composition, l’agilité, le style sont remarquables mais, dans un tel espace, la voix est trop petite pour s’imposer. De la même manière, le Rodolphe d’Alessandro Luciano passe à la trappe. A défaut – Celso Albelo (Ruodi), Simon Orfila (Walter), Simone Alberghini (Melcthal), Veronica Simeoni (Hedwige) en apportent la preuve -, il faut forcer la voix pour se faire entendre, au détriment du style et de l’expression.
Autre faiblesse majeure, commune malheureusement à tous les artistes, le français est incompréhensible. Chacun ici, à l’exception de Juan Diego Florez que l’on a cependant connu mieux-disant, chante dans un sabir qui n’a pas grand chose à voir avec la langue de Victor-Joseph-Etienne de Jouy et Hippolyte-Louis-Florent Bis, les librettistes de Guillaume Tell. Pourtant, l’art de la déclamation, qui est l’apanage du genre auquel se rattache le dernier opéra de Rossini, est primordial. Dans ces conditions, n’aurait-il pas été plus raisonnable de prendre le parti de la version italienne ?
Pour ajouter enfin à l’insatisfaction, la réalisation scénique est d’une pauvreté qui frise l’indigence. Visiblement, Graham Vick n’a pas été inspiré par l’histoire de Guillaume Tell. Le décor unique de Paul Brown réserve comme seule surprise un escalier gigantesque caché en son plafond, dont le coût en ces périodes de crise doit être aussi disproportionné que la taille. Le premier acte est pollué par le crissement des semelles sur un plateau que l’action impose surpeuplé. La chorégraphie, volontairement décalée, traîne la patte. Illustrative, suivant le livret jusqu’au ridicule (le petit feu qu’allume Jemmy sur une petite table en bois pour « embraser le toit de ses aïeux »), la mise en scène paye son tribut à la modernité en introduisant de-ci, de-là, des caméras et des rampes de spots dont on cherche encore la signification.
D’un tel gâchis, que reste-t-il à sauver ? La direction de Michele Mariotti, vainqueur à l’applaudimètre et au piétinomètre (une spécialité locale qui consiste à frapper du pied le plancher pour marquer sa satisfaction), et des bribes d’interprétation : « Asile héréditaire » qui montre Juan Diego Florez sous son meilleur jour, le phrasé souverain, l’attention au texte enfin perceptible ; « Reste immobile » par Nicola Alaimo dont le Guillaume Tell retrouve ses marques après avoir semblé errer dans la partition ; « Sombres forêts » que Marina Rebeka habille de nuances et de traits gracieux (sa Mathilde, trop impérieuse, s’avère par la suite plus discutable). C’est mieux que rien mais ce n’est pas assez pour rendre digeste quelque cinq heures d’un spectacle que les amateurs de raccourcis réduiront à une onomatopée : celle qui donne son titre à ce compte rendu.