Pour ses débuts à l’opéra de Marseille, c’est peu de dire que Juan Diego Florez a conquis un public susceptible d’être féroce. Tel César, il est venu et il a vaincu. Accueilli par des applaudissements dont la chaleur a semblé le toucher, il a reçu tout au long du récital des manifestations d’enthousiasme croissant qui ont fini en longs rugissements de plaisir, aveux d’une reddition pleine et entière.
A la mise en jambe d’un Mozart écrit pour le centre de la voix succèdent les deux romances de Rossini, elles aussi essentiellement centrales, et qui sont autant d’exercices propres à réchauffer et à démontrer souplesse et aptitude à nuancer le son. D’emblée s’impose l’impeccable netteté de la diction, qui ne sera prise en défaut à aucun moment, et ce n’est pas la moindre des qualités de ce récital. L’air de Rodrigo au deuxième acte d’Otello où le jeune homme exprime sa douleur et sa colère en apprenant que sa bien-aimée Desdémone est l’épouse de son rival. On sait que la musique de Rossini ne vise jamais à l’effet réaliste et que, suivant les leçons de Mozart et de Haydn, elle accompagne l’expression des sentiments par des formules qui en préservent l’élégance. L’interprétation de Juan Diego Florez est en totale adéquation avec les intentions du compositeur. A ce premier morceau de bravoure succède un interlude au piano – peut-être un prélude tiré de l’album Musique anodine ?- assuré par Vincenzo Scalera avec la maîtrise du toucher et le jeu perlé qui sont son apanage depuis plus de deux décennies. On pourrait donc s’étonner de la présence non d’un deuxième extrait d’opéra mais d’un passage tiré de la Messa di Gloria écrite à Naples en 1820 ; en fait le ténor Nozzari pourrait avoir participé à la création et ceci explique peut-être le caractère plus opératique que religieux de cette pièce, qui mobilise les aigus, joue sur les sauts de registre et se termine, selon la formule de Philip Gossett, en cabalette en bonne et due forme. C’est la conclusion éclatante de la première partie.
La deuxième commence par une immersion dans l’univers de la zarzuela, permettant au ténor de retourner à sa langue maternelle et d’aborder un genre où l’inspiration mélodique épouse étroitement l’ardeur des sentiments. De l’espoir à la nostalgie, du désir à la menace, ces airs ont une charge émotive et sensuelle qui est transmise par le chanteur et le pianiste avec une fougue contenue qui soulève celle du public. C’est dans cet état d’excitation que sont accueillis les deux extraits de Rigoletto ; on s’en doute, le soufflé ne retombe pas. Si le ténor a provisoirement renoncé à chanter sur scène le rôle du duc de Mantoue, l’interprétation qu’il en donne est d’une précision dans les nuances propre à combler. Il en est de même de la romance tirée du deuxième opéra de Verdi, où l’amoureux Edoardo exhale ses tourments. Evidemment les prouesses dans l’aigu réclamées par l’écriture, affrontées et résolues avec panache, ont déchaîné la passion et le public réclame un bis à cor et à cri dans une houle puissante.
Il en aura cinq ! « Ah, lève-toi soleil ! » du Roméo et Juliette de Gounod, « Ah il più lieto… » du Barbiere, « Pour mon âme » de La Fille du Régiment, « La donna è mobile » de Rigoletto, et une romance de Tosti. L’énoncé à lui seul résume le défi vocal. Peut-être, en guise de commentaire, pourrait-on rapporter simplement le paroles entendues dix, vingt fois pendant la dernière standing ovation : « il y a si longtemps que je n’avais éprouvé pareille émotion ! » Plutôt que de revenir sur l’excellence de la diction, la justesse de l’expressivité, la performance vocale intégralement et victorieusement soutenue, on préférera insister sur le fait que ce qu’il nous a offert était du beau chant, et dans ce domaine, parmi le plus beau que l’on puisse entendre aujourd’hui. Non que tout ait été parfait : mais les quelques sons nasalisés, tenues légèrement trop courtes, graves un peu justes, sont moins liés à des limites de l’instrument qu’au fait que l’instrument vivant n’est pas contrôlable en totalité. Suivant avec sagesse les conseils de son mentor Ernesto Palacio, Juan Diego Florez chante aujourd’hui avec une intelligence et un goût qui en font pour ce répertoire un interprète de première grandeur. Les dons qui avaient rendu merveilleux ses débuts dans Matilda di Shabran, intacts mais confortés par le travail et la prudence lui permettent d’enchanter de nouveaux publics. A Marseille sa générosité en scène et la disponibilité dont il a fait preuve pour les centaines de spectateurs désireux de lui exprimer leur reconnaissance l’ont fait entrer, s’il n’y était déjà, au panthéon des mélomanes.