Lorsque, grève oblige, on marche de longues minutes sous une pluie battante pour atteindre tant bien que mal l’Opéra Comique, on se prend à nourrir le secret espoir qu’une fois assis dans son fauteuil salle Favart on assistera à une belle soirée, rêvant déjà de voir nos efforts récompensés.
Créée en 2009 dans ces mêmes lieux, la mise en scène de Denis Podalydès revient avec son décor enchanteur réalisé par Eric Ruf, d’un esthétisme splendide et qui raconte une histoire à lui seul. Au premier acte on s’y rencontre – à l’église, autour d’un verre, dans les recoins d’où l’on s’observe –, et l’apparence sinistre de ces grands bâtiments industriels et des arbres effeuillés est vite compensée par de superbes costumes et les couleurs vives des uniformes. Le décor du deuxième acte appelle quant à lui le théâtre de boulevard, avec cette armoire toute destinée à cacher des amants, mais c’est un espace qui s’ouvre malgré tout sur l’extérieur : la possibilité de sortir du huis-clos voulu par le drame bourgeois, mais aussi la possibilité qu’un nouveau personnage s’y immisce…
Si les actes III et IV sont eux aussi très travaillés visuellement mais moins réalistes, ils offrent encore un formidable terrain de jeu aux chanteurs, avec ces espaces où se cacher, se rapprocher, se quitter, et observer sans être vus. Il faut dire que Denis Podalydès s’en donne à cœur joie dans la direction d’acteurs : jamais d’immobilisme ou de geste superflu, mais des corps qui parlent même lorsque les personnages se taisent. Une mise en scène qui permet, tout simplement, à l’œuvre de faire émerger son sens et sa profondeur, sans ajout d’un concept et sans idées exogènes. D’ailleurs, pourquoi un tel livret et une telle musique en auraient-ils besoin ?
D’autant plus lorsque Cyrille Dubois est Fortunio – à moins que ce ne soit l’inverse, on ne sait plus très bien. Le ténor ne prête pas seulement sa voix – claire, pure, à la diction irréprochable, aux aigus rayonnants – au personnage ; il l’incarne tout entier, des larmes dans les yeux, sans mièvrerie, à la fois avec une forme de grâce et un corps qui peut s’effondrer à la moindre émotion. Un Fortunio penchant vers Werther, tout rempli de peurs et de sentiments qui le submergent, dont la vie intérieure semble autrement plus riche que le monde qui l’entoure. Une interprétation bouleversante tant musicalement que scéniquement d’un personnage qui ne l’est pas moins.
Face à lui, Jacqueline trouve en Anne-Catherine Gillet une interprète exemplaire. Retenue et coquette à la fois, un peu perdue entre tous ces hommes qui sont à ses pieds, elle trouve une manière très belle et fine de montrer les sentiments qui grandissent en elle, progressivement, pour Fortunio. Son air de l’acte IV est chanté avec une simplicité et une sincérité remarquables, donnant au rôle une épaisseur qui la fait définitivement sortir de l’archétype boulevardien de la femme infidèle ; le tout d’une voix radieuse, homogène, bien projetée, avec une attention de tous les instants au mot qu’elle prononce.
Mêmes qualités de diction chez Jean-Sébastien Bou, parfait en capitaine Clavaroche : flegmatique, comique, grinçant mais jamais tout à fait menaçant. Le timbre est splendide, la voix rayonnante d’autorité ; le geste est précis, rythmé et parle de lui-même tout en évitant la farce. Déjà présent dans la production de 2009, on sent que le baryton revient à un rôle qui lui est familier et dont il connaît les ficelles, qu’il tire toujours au moment opportun.
Franck Leguérinel campe un mari dont le ridicule parvient à provoquer la tendresse du spectateur, et l’on ne saurait trop louer ses qualités d’acteur, servies par une voix parfaitement épanouie dans cet emploi. Philippe-Nicolas Martin est quant à lui un Landry beau parleur mais sympathique, chantant avec naturel et aisance, parfait contrepoint scénique au personnage de Fortunio.
Les rôles secondaires et le chœur contribuent également à la réussite de la soirée parce qu’ils font preuve du même engagement en scène que leurs collègues, jamais figés mais insufflant en permanence de la vie et du mouvement.
Mais surtout quel orchestre ! Louis Langrée s’empare de la partition avec un amour évident et tire de ses musiciens un son splendide d’un bout à l’autre de la représentation. Les cordes sont vives, assurant que la musique et l’action ne s’appesantissent jamais ; la harpe et la flûte donnent une suavité renversante aux interventions du héros, et les cors viennent ponctuer par touches ce flot continu de musique. Le tout est dirigé d’un geste ample, fondant les scènes entre elles et dessinant des phrases qui semblent sans fin.
On n’aurait pu espérer Fortunio plus idéal et la soirée fut, comme Jacqueline, « belle ainsi qu’une promesse ».