Le tout-Paris culturel était présent pour l’événement lyrique de ce début d’année 2020 : la nouvelle production de l’Opéra Comique, mise en scène par Christian Boltanski, dans le cadre de sa rétrospective proposée au Centre Pompidou. Avec le compositeur Franck Krawczyk et le créateur lumière Jean Kalman, il avait déjà investi le chantier de rénovation de la Salle Favart en 2016 avec l’installation Pleine Nuit, qui avait été pour beaucoup déroutante. La collaboration se renouvelle donc, cette fois-ci dans un lieu encore plus improbable : le parking situé au sous-sol du musée.
L’expérience a de quoi stimuler la curiosité. Les musiciens sont répartis dans tout l’espace du parking plongé dans l’obscurité, et le public est invité à se déplacer parmi eux, selon ce qu’ils souhaitent ou peuvent entendre. Ici, pas de livret ; l’intrigue, c’est l’espace physique et sonore dans lequel déambuler, de sorte que chacun se constitue sa propre trame. De ce point de vue, il est difficile de rentrer véritablement dans l’atmosphère tant la foule se concentre parfois à certains points, l’impatience de ne rien manquer dépassant le désir véritable d’écoute.
© Stefan Brion
Il faut dire que le lieu a été volontairement choisi pour sa mauvaise acoustique, entre autres critères. La performance des musiciens est donc d’autant plus admirable par sa prise de risque. Sans chef pour les conduire, ils doivent non seulement lutter contre un lieu musicalement hostile mais également accepter la présence parfois très proche des spectateurs. Leur espacement, parfois très accentué, a pu donner lieu à de légers décalages ou de mauvais départs, sans toutefois gâcher le plaisir de l’expérience. Les deux solistes tiennent un rôle remarquable : la violoncelliste Sonia Wieder-Atherton d’abord, placée au centre, duquel elle dégage une présence particulièrement importante, et la soprano Karen Vourc’h surtout, qui même parfois sous le coup de la retenue (la température ambiante était basse), sait percer de son timbre l’atmosphère lugubre. Sans doute son habitude des récitals lui a-t-elle permis d’habiter cet espace de sorte à le rendre intimiste. Sa voix permet en effet de créer une certaine proximité avec les spectateurs, d’autant que, dans son manteau, elle se confond avec les badauds. Mais elle parvient à dégager une aura singulière par son charisme et à porter chacun dans ce cheminement mystérieux.
La partition de Franck Krawczyk, dont on perçoit une influence spectrale, laisse la part belle à des duos entre les deux solistes, dont les couleurs se combinent particulièrement bien. L’effectif choisi – un chœur (Accentus), 12 violoncelles, 6 pianos, une guitare électrique et des percussions – permet par ailleurs des effets sonores remarquables, qu’ils soient produits par petites touches impressionnistes, ou qu’ils remplissent la pièce de leur masse. De même, l’écriture très maîtrisée, parfois nuancée, parfois radicale, participe largement à l’immersion sensorielle proposée.
Immersion saisissante car la scénographie glauque, à l’image de l’œuvre de Boltanski, laisse place à une ambivalence entre l’obscurité totale de la salle et une lumière froide et aveuglante. On y retrouve les différentes palettes de l’artiste. Dans des voitures recouvertes d’une bâche blanche et aux phares et à la radio allumés, se meuvent lentement des silhouettes toute de noir vêtues et au visage voilé, laissant apparaître les formes d’un autre visage. Sur les murs sont projetés parfois de rapides images évoquant la diffusion d’un film ancien. Dans une antichambre en clair-obscur, une autre silhouette se déplace comme un pantin. Enfin, des rideaux blancs délimitent l’espace tout en recueillant dans leur drapé l’ombre des passants devant les quelques projecteurs.
Voulant maltraiter sans doute un genre très codifié, les trois artistes en tirent finalement le meilleur : sa capacité à nous laisser prendre tout entier dans son drame. Malgré la « provocation » de ne pas rechercher le beau platonicien – poncif de l’ère contemporaine – cet opéra donne en effet lieu à une véritable recherche d’une nouvelle matière sonore, avec un jeu d’intervalles à la fois musical et spatial, qui interroge l’altérité. Car il existe bien une tension à travers cette performance : à l’instar de l’exposition « Faire son temps », dont Christian Boltanski revendique le double sens, les spectateurs se demandent perpétuellement s’ils ne sont que des esprits errants devant un spectacle sans début ni fin, ou bien des identités véritables qui « terminent l’œuvre » – pour reprendre la formule de Duchamp – à la place du chef et selon leur singularité. Pour l’artiste plasticien, dont la spécificité est de se fondre à travers autrui, c’est une manière de se faire performeur à travers la musique, art dont l’éphémère écoulement agit comme une évidence. Mais c’est sans doute une façon pour lui de s’approprier l’Art Total, comme une forme d’accomplissement de son état d’artiste pluriel à la recherche de mémoire(s).