Quand Antonio Pappano prend la direction musicale du Royal Opera House en 2002, il a déjà derrière lui dix années à la tête de l’Orchestre de la Monnaie où il a été nommé à seulement 32 ans. Parallèlement, le chef anglais dirige l’orchestre de l’Accademia Santa Cecilia à Rome depuis 2005. Répétiteur au New York City Opera à seulement 21 ans, Antonio Pappano aura donc consacré plus de quatre décennies essentiellement au théâtre, dont plus de 700 représentations à Covent Garden, et souhaitait légitimement passer à d’autres défis. C’est chose faite depuis sa nomination en 2021 à la tête du London Symphony Orchestra pour succéder à Simon Rattle, comme directeur musical désigné en 2023-24, et prochainement comme chef principal à partir de septembre 2024. Choisi en octobre 2022, Jakub Hrůša le remplacera en tant que directeur musical à compter de septembre 2025, la période intermédiaire servant de transition. Antonio Pappano n’abandonne pas totalement le lyrique pour autant puisqu’il dirigera La Rondine en concert avec le LSO en décembre 2024 et reviendra au Royal Opera pour Die Walküre en mai 2025.
C’est une salle surchauffée et enthousiaste qui a donc accueilli Antonio Pappano à son arrivée en fosse. La température a encore monté de quelques degrés lorsque l’orchestre a entamé le God Save the King, repris par la salle à pleins poumons, l’hymne signalant la présence du roi Charles III, présence espérée mais confirmée très peu de temps avant le concert. Antonio Pappano ouvre le bal avec l’ouverture des Nozze di Figaro, alerte mais de style traditionnel comme on s’en doute. Le ton est donc donné, celui d’une « folle soirée ». En effet, à quelques exceptions près, le programme sera enjoué et la soirée placée sous le signe de la fête. Triomphatrice de récentes Carmen au Royal Opera (un ouvrage qu’elle reprendra la saison prochaine), Aigul Akhmetshina est tout aussi captivante en Rosina du Barbiere di Siviglia, un autre de ses rôles-signatures. Sa très belle contribution au trio final du Rosenkavalier laisse également présager une éventuelle carrière dans les pas d’une Frederica von Stade. Elle est accompagnée du jeune Huw Montague Rendall, baryton élégant et virevoltant, particulièrement remarquable dans le duo de Don Pasquale où il réussit à merveille le canto silábico (1) aux côtés d’un Carlos Álvarez un peu moins souple : une vis comica qu’on n’attendrait pas nécessairement d’un excellent Pelléas. Le baryton espagnol est en revanche tout à fait à l’aise dans son autre scène de ce même opéra, aux côtés d’une délicieuse Lisette Oropesa en très grande forme et toujours aussi bête de scène. Le soprano sait également trouver des trésors de délicatesse pour le trio du Rosenkavalier. Nadine Sierra et Xabier Anduaga qui ont également triomphé récemment dans Lucia di Lammermoor se retrouvent pour deux extraits de Rigoletto : le quatuor du dernier acte, « Bella figlia dell’amore » (avec Aigul Akhmetshina et Amartuvshin Enkhbat) qui met particulièrement en valeur la voix claire et bien projetée du ténor basque, et surtout le duo « Signor né principe », donné sans coupures, et conclu par un impressionnant ut dièse à l’unisson. Une fois de plus le soprano américain sait faire montre d’une émotion à fleur de peau. On notera une très belle Giovana en la personne de Veena Akama-Makia et la belle voix de basse de Jeremy White. Très attendu, Jonas Kaufmann chante d’abord le duo de Die Fledermaus aux côtés d’une Diana Damrau totalement déjantée, rare occasion de voir ces deux artistes exceller dans le registre de la comédie. On retrouve Jonas Kaufmann dans le répertoire tragique pour le dernier duo de La Forza del Destino, « Le minaccie, i fieri accenti », avec le remarquable Amartuvshin Enkhbat, modèle de chant verdien. Un peu précautionneux, le ténor allemand ne semble pas tout à fait remis de ses problèmes de santé, mais son interprétation reste toujours un grand moment de musicalité. Le duo est suivi du trio final, qui permet d’apprécier l’excellente basse, Insung Sim, chanteur racé injustement méconnu au regard de plus de vingt années de scène. En grande forme, Sondra Radvanovsky ne fait qu’une bouchée du trio, mais c’est surtout dans le duo « Teco io sto » d’Un Ballo in maschera qu’elle se révèle le plus excitant, ce qui augure bien de ses prochaines Maddalena di Coigny d’Andrea Chénier dans ces mêmes lieux fin mai. Face à ce faste vocal, le ténor britannique Freddie De Tommaso n’est pas en reste et les deux partenaires concluent leur duo passionné avec un contre-ut d’une étonnante facilité pour des voix plutôt dramatiques. Les extraits d’I Lombardi alla prima crociata valent en particulier pour le magnifique violon solo de Vasko Vassilev. Ermonela Jaho est tout aussi émouvante qu’incompréhensible dans son duo de Thaïs aux côtés d’un Gerald Finley au français parfaitement articulé et à l’interprétation vibrante. Enfin, le vétéran Bryn Terfel aborde le « Te Deum » de Tosca avec un histrionisme réjouissant. Outre le « Te Deum », les chœurs du Royal Opera House sont également mobilisés pour Nabucco, Guillaume Tell et, plus étonnamment, I Pagliacci : ils démontrent le niveau d’excellence auquel ils sont parvenus depuis quelques années. Seconde pièce entièrement orchestrale, l’Intermezzo de Manon Lescaut est un des plus beaux qui soient avec une direction au scalpel et un orchestre totalement impliqué. Enfin, le programme s’achève sur le sublime finale de Guillaume Tell dont Antonio Pappano fait un puissant moment d’émotion. On pourra s’étonner toutefois de l’absence de Wagner dans ce programme : une Chevauchée des Walkyries ou un simple « Winterstürme » n’auraient pas refroidi l’ambiance.
Journaliste spécialisé dans la musique classique, présentateur télé (il anime la retransmission du concert du nouvel an viennois depuis 2011) et contributeur à de nombreuses œuvres en faveur de la diffusion de la musique, Petroc Trelawny anime la soirée en vrai professionnel, avec sobriété et intelligence. Deux séries de témoignages vidéos, un brin longuets, viennent également ponctuer l’hommage au maestro. Les extraits lyriques sont joués en version semi-scénique dans un décor unique, sans saluts individuels entre les différents morceaux, ce qui accentue la fluidité de la soirée. À la fin du spectacle, Antonio Pappano est acclamé sur scène, entouré de ses solistes, des chœurs et de l’orchestre. À la surprise générale, le roi Charles alors vient en personne se joindre à l’équipe, félicitant chaleureusement un maestro tout sourire, et déclenchant une tempête d’applaudissements hystériques. Une soirée unique à tous les sens du terme.
1. Dans le canto silábico, chaque syllabe correspond à une note. Associé à un débit très rapide, comme c'est le cas dans Don Pasquale, il est supposé produire un effet comique.