Alors que les premiers galas de contre-ténors imaginés par Max Emanuel Cencic et sa maison de production Parnassus Arts avaient pour ambition de retrouver l’atmosphère de compétition et d’émulation qui prévalait à l’opéra au XVIIIe siècle, celui organisé cette année contribue avant tout à la promotion de l’album The 5 Countertenors sorti chez Decca le 16 mars. Loin de reprendre servilement les plages du disque, le concert donné au Théâtre des Champs-Elysées renouvelle le florilège et nous évite aussi la monotonie qu’aurait engendrée une longue succession d’airs pour soliste. Et de glisser un duo, certes fugace (« Placa l’alma » tiré de l’Alessandro haendélien), dans la première partie qui accueille également un concerto grosso de Haendel et un autre pour deux violons de Vivaldi avant de se refermer sur un trio emprunté au Siface de Vinci (« Mi scacci crudele »), la seconde incluant l’athlétique concerto pour basson en mi mineur du Prêtre Roux avant de se conclure sur un bref, mais très vif quatuor extrait du Romolo ed Ersilia de Myslivecek, ouvrage conçu dans l’urgence, mais apparemment plein de surprises et dont Theodora Gheorghiu nous avait, entre autres, révélé l’ébouriffante aria « Sorprender mi vorresti » (Arias for Anna De Amicis).
Toutefois, si l’affiche a partiellement changé par rapport au disque, l’ambition reste, a priori, la même : il ne s’agit pas de livrer au public un de ces combats de coq à la mode dont les protagonistes renchérissent dans la pyrotechnie, mais plutôt d’offrir à chacun l’occasion d’apparaître sous son meilleur jour. C’est en tout cas l’objectif que semblent poursuivre Max Emanuel Cencic et Valer Sabadus, qui s’en tiennent à des numéros enregistrés sur The 5 Countertenors ou sur leur dernier récital (respectivement Rokoko et Le Belle immagini), contrairement à Xavier Sabata et à Vince Yi, dont certains choix s’avèrent moins heureux. Si les micros flattent la couleur chaude et sombre du Catalan, l’acoustique de la salle parisienne surexpose le caractère mat et le manque de focus d’un instrument aux assises fragiles qui, dans les ensembles, souffre du voisinage d’organes autrement brillants. Néanmoins, les intentions dont il nourrit un César pétri d’humanité (« Aure, deh per pietà ») nous vont droit au cœur. En outre, la voix a gagné en flexibilité et aborde avec un aplomb jouissif la course d’obstacles réglée par Porpora dans son Ifigenia in Aulide (« Tu spietato non farai »).
Vince Yi nous avait fait forte impression dans la reprise de l’Artaserse de Vinci à Versailles, où il succédait avantageusement au Jaroussky, fatigué et tendu, de la création nancéenne. Au Théâtre des Champs-Elysées, il s’avance avec la candeur étonnée d’un premier communiant et vient se figer à l’avant-scène, raide comme un piquet, les bras ballants et le chant trop souvent à l’avenant : appliqué, scolaire et laborieux (« Ti parli in seno amore » extrait du Farnace de Myslivecek), de prodigieuses ressources dans l’aigu ne rachetant pas l’aigreur du grain ni une émission excessivement nasale. On tombe de Charybde en Scylla avec l’allegro de Serse, « Crude furie », dont le Da Capo vacille sous les doubles croches instables du sopraniste et nous fait d’autant plus regretter l’absence de Yuriy Mynenko, lequel enlève cette savoureuse parodie d’aria di furore avec un tout autre brio.
« Les œuvres des grands compositeurs de la seconde partie du Settecento, peut-on lire dans le programme de salle, tels le florentin Antonio Sacchini (1730-1786) ou le tchèque Joseph Myslivecek (1737-1781) illustrent parfois magnifiquement cette exacerbation de la vocalité qui devait cependant finir par abolir l’espace dramatique ». Si les pages du praguois entendues ce soir confirment le propos, en revanche, les coloratures du Cid (« Placa lo sdegno ») relèvent d’une virtuosité expressive, du reste parfaitement assumée par Valer Sabadus. Hier encore relativement retenu, le lyrisme du contre-ténor roumain s’épanouit désormais notamment dans l’écriture, déjà très théâtrale, du jeune Gluck (« Non so frenare il pianto », Demetrio). Lumineux, confondant de naturel et de sincérité, délicat mais sans afféterie, Sabadus nous désarme et remporte aussi, à l’applaudimètre, un beau succès personnel. C’est incontestablement le héros du jour.
Nous nous réjouissions d’entendre Max Emanuel Cencic en live dans le rageur « Vo disperato a morte » de Hasse, superbe conclusion de Rokoko. Las ! Une trachéite, annonce l’artiste, nous prive de ce plaisir auquel se substituent les acrobaties effrénées de « Solca il mar e nel periglio » (Tigrane), admirable démonstration d’endurance comme de professionnalisme. Même diminué, Cencic déploie toujours l’un des matériaux les plus riches qu’il nous ait été donné d’entendre dans sa catégorie vocale (« Se mai senti », La Clemenza di Tito de Hasse). Sachons lui gré aussi d’avoir choisi George Petrou et son Armonia Atenea pour partenaires sur ce projet – parler d’ « accompagnateurs » serait par trop réducteur, non seulement au regard des échappées instrumentales qui jalonnent la soirée, mais aussi de la qualité de leur prestation, d’une tout autre constance que celle des chanteurs.