Le programme de salle est clair : il s’agit d’un « concert de l’Orchestre philharmonique et du chœur de l’Opéra de Marseille » auquel participeront des chanteurs invités. Et tout au long de la soirée on assistera en effet à une démonstration de virtuosité et d’endurance de la part des musiciens et des artistes du chœur, d’une réactivité irréprochable et d’une tenue de très haut niveau. Les uns et les autres ont manifestement beaucoup travaillé pour atteindre cette qualité et la conserver malgré les changements de style, versatilité essentielle dans leur profession. Michele Spotti est certainement un acteur majeur de cette réussite : sa direction de l’ouverture de La forza del destino emporte dès les premières mesures, et ravit par la clarté des plans sonores, la justesse rythmique, la science du crescendo, la vivacité des couleurs dans les ruptures de ton, et les cuivres admirables qui annoncent déjà Don Carlos.
Cette tension, cette vigilance attentive aux moindres nuances, cette exécution factuellement irréprochable, on pourra les savourer jusqu’à la fin, avec l’apothéose de l’ensemble qui couronne le dernier acte de Guillaume Tell. Mais jusque là, que de bonheurs ! Après le chœur fringant des gitans du Trovatore, où les percussions étincellent, il y a les diaprures exotiques d’Aida, avec une exécution coruscante de la musique de ballet et la majesté du choeur « Gloria all’ Egitto e ad Iside » aux effets de profondeur spatiale. Il y aura la gaieté débridée du « Vin ou bière, bière ou vin » de Faust, et, enivrants, les préludes de Lohengrin, acte I et acte III. Le premier aura bien cette subtilité initiale des cordes, qui semblent tisser un voile arachnéen, avant les montées en puissance et les redites sublimes. Le deuxième nous mettra groggy par l’énergie et la somptuosité sonore, cette illusion de profondeur, ces ruptures d’intensité qui génèrent d’autres couleurs et d’autres rythmes, et les reprises fulgurantes où les cuivres étincellent, avant l’entrée du chœur, souple, précis, clair, solennel, enrichissant la houle de la musique qui nous ravit. Il faudrait décortiquer pièce par pièce tous les bonheurs que l’orchestre a dispensés, mais comment ne pas mentionner les violoncelles échos de la douleur amère de Rigoletto, la flûte caressante de Norma, la clarinette suggestive de La reine de Saba ?
Aux artistes de la maison, six solistes prêtaient leur concours. Karine Deshayes, présentée dans le programme comme mezzo-soprano, a interprété sur cette même scène Norma et Balkis, la reine de Saba. Elle offre au public sa version de « Casta diva », très séduisante formellement dans son hédonisme sonore, malgré la faible projection des graves, avant l’air de Balkis « Plus grand dans son obscurité » où son énergie vocale, au service du dilemme sentimental de la souveraine, fait merveille.
Premier soprano à entrer en scène, Csilla Boros incarne d’abord la prisonnière qui s’est éprise de l’ennemi que son père est venu combattre et se sent amèrement coupable d’éprouver ce sentiment. Le rôle est sien et elle n’en ignore aucune nuance, exhalant avec force la douleur amère d’une situation qui la déchire avant d’implorer les Dieux d’avoir pitié d’elle, sinon, autant mourir. C’est cependant avec l’air de Leonora extrait de La forza del destino « Pace, pace mio Dio » qu’elle va nous ravir, la voix répondant exactement aux intentions expressives et obéissant souplement aux impératifs techniques, comme une splendide messa di voce, l’expressivité du visage renforçant celle du son.
L’autre soprano est Patrizia Ciofi, que les Marseillais ont eu maintes occasions d’entendre, et voir « Caro nome » à son programme laisse perplexe, sinon dubitatif. Ce n’est pas être goujat que de dire que le temps passe, il passe pour tout le monde, même pour les chanteuses qu’on a beaucoup aimé. On n’en est que plus heureux de dire à quel point la performance nous a médusé : non seulement l’air a été chanté sans la moindre bavure, mais cette interprétation pourrait servir de modèle pour l’intelligence de la gestion des moyens. La cantatrice toscane nous a délivré une véritable leçon de chant ! Et ce n’était que la première, car dans la scène finale de La Traviata, où Violetta lit la lettre de Germont et s’écrie « E tardi ! », l’intensité de son interprétation laisse pantois, comme l’impression d’une évidence telle qu’elle impose. C’est magistral, comme la messa di voce finale.
Enea Scala, ténor dont la côte est élevée pour une partie du public marseillais, chante d’abord « Quando le sere al placido » de Luisa Miller, avant « Ah, lève-toi, soleil ! » du Roméo et Juliette de Gounod, dans un français presque parfait. Si nous groupons les deux airs, a priori fort différents, le premier étant une évocation nostalgique, le deuxième une exhortation exaltée, c’est parce que leur caractère spécifique ne nous parvient pas clairement à travers l’interprétation. La voix est robuste, l’émission vigoureuse, l’extension notable, autant de qualités. Mais il nous manque pour être séduit un souci plus affirmé des nuances.
Premier des deux barytons, Marc Barrard passe du bougon Bartolo du Barbiere rossinien à l’émouvant Sancho du Don Quichotte de Massenet. S’il a déjà interprété avec succès ce dernier rôle, dont il sait restituer le potentiel émotif de la scène où l’écuyer souffre de voir Don Quichotte tourné en dérision, on ne l’attendait pas en tyranneau domestique confronté au sillabato rapide. Et il se tire avec les honneurs de cette épreuve, ayant ainsi montré deux aspects de son talent, dans le domaine comique et pathétique.
Le deuxième, par ordre d’entrée en scène, est Juan Jésus Rodriguez, qui fit grande impression lors de ses débuts sur la même scène et est resté un favori du public. D’abord Rigoletto dans l’air fameux « Cortigiani, vil razza dannata » il est ensuite le Conte de Luna dans Il Trovatore avec « Il balen del suo sorriso » trouvant lui aussi dans ces deux airs l’occasion de démontrer sa polyvalence. Était-il fatigué ? Si l’apostrophe coléreuse et méprisante de l’outragé se transforme de façon convaincante en imploration paternelle débordante de détresse, faisant ainsi de cette interprétation un sommet tant par l’exécution que par son impact émotif, en revanche la romance solitaire où le comte s’exalte en évoquant l’emprise de Leonora sur lui manquait du velours qui colore alors la voix de cet homme brutal.
Dernier intervenant masculin, Nicolas Courjal interprète d’abord « A te l’estremo addio » tiré du prologue de Simone Boccanegra ; le patricien Fiesco abandonne le palais génois où sa fille est morte. L’air est d’une redoutable difficulté car il s’agit d’une introspection où la tristesse l’emporte vite sur la colère, où il faut émouvoir sans charger. La basse s’acquitte avec honneur de la gageure, et la descente à l’abîme finale est bien chantée et non râlée. Son autre air, celui de Phanuel dans Hérodiade, n’est pas moins difficile car le personnage n’exprime pas vraiment des sentiments mais sa perplexité quant au prisonnier, est-il un homme, est-il un Dieu, et les astres qu’il interroge ne répondent toujours pas. La voix doit courir le long des arches qui s’élèvent, et Nicolas Courjal le fait fort honorablement.
Arrivé à ce point de ce compte-rendu, on s’interroge sur le bien-fondé de nos quelques réserves et on constate qu’elles portent sur des aspects de l’interprétation des artistes invités. Alors, retournant à l’essentiel, le service des artistes de l’Opéra de Marseille en ce soir de célébration, que faire d’autre que les féliciter, les remercier, et s’associer à la joie bruyante du public ? Les ovations qui ont ponctué le concert sont devenues aux saluts une succession de triomphes. Et le geste mystérieux du chef, allant au fond de la scène chercher une dame pour la tirer à l’avant – était-ce une assistante ? – devient, quand on apprend qu’il s’agit d’une artiste des chœurs qui vient de participer à son dernier concert, la manifestation de cette solidarité et de ce respect indispensables à la longévité d’une maison. L’Opéra de Marseille vient de fêter ses 100 ans. Partageons cette légitime euphorie !