Concert de fin de carrière ou nouveau départ pour Renée Fleming ? Ni l’un ni l’autre : l’art de la soprano américaine n’a ni commencement ni fin. C’est ce que ce magnifique gala lyrique donné en son honneur entendait démontrer, par le truchement d’un paradoxe bouleversant : les années passent, les époques et mouvements musicaux se succèdent, les voix changent, les carrières prennent fin – certes, mais l’empreinte laissée par Renée Fleming sur la musique lyrique est immortelle.
Ce n’est donc pas un simple récital que le Palais Garnier, orné de mille fleurs, offrait à son public ce soir. Le programme révèle déjà une ambition totalisante : nous démarrons avec Rameau et passons en revue, chronologiquement, l’histoire de l’opéra, Haendel, Mozart, Offenbach, Massenet, Wagner, Dvořák et enfin Strauss. C’est un véritable panorama lyrique, chronologique et symbolisant le passage du temps, que le chef James Conlon nous donnait à entendre, par sa direction somptueuse, qui sait naviguer d’un registre à l’autre en respectant l’esprit de chaque période abordée. L’Orchestre national de l’Opéra de Paris se prête aisément à l’exercice en passant du baroque à Wagner avec la même qualité sonore et la même énergie phosphorescente.
C’est, au fond, l’essence de ce qu’est l’opéra et, plus fondamentalement, de ce que sont les arts, qui est interrogée. Robert Carsen propose une mise en dialogue entre les arts, qui convoque la musique orchestrale, le chant, la voix parlée, à la faveur de déclamations de poèmes de Verlaine ou Baudelaire, et la danse. Si Lambert Wilson en récitant adopte un jeu trop emprunté, les danses, chorégraphiées par Nicolas Paul, qui mettent en mouvement les superbes étoiles Hugo Marchand et Stéphane Bullion, sont parfaitement insérées dans le dispositif global, notamment dans « Endless pleasure » où les interactions entre Fleming et les danseurs fonctionnent à merveille. Les interventions de Renaud Capuçon sont également très bien accueillies, et sa « Méditation » excellemment exécutée.
Tout vise à l’auto-référence et à la réflexivité : le décor derrière les chanteurs et danseurs n’est autre que le rideau-trompe l’œil et le lustre du Palais Garnier lui-même. Alors que la programmation fait alterner les paroles parlées et chantées, le Gala se termine précisément sur la scène finale de Capriccio qui pose la question fondamentale de la primauté des mots ou de la musique dans l’art lyrique. Le décor de cette scène, conçu par Michael Levine, n’est autre que le Palais Garnier lui-même, encore, poursuivant le geste autotélique en le redoublant, puisque cette mise en scène renvoie directement à celle de Carsen, à l’opéra de Paris, en 2004, avec Renée Fleming en Comtesse.
Et c’est ainsi, par le biais de telles allusions à la carrière de Renée Fleming, que ce Gala propose non pas une synthèse de son art, mais une mise en abîme de son héritage immortel. Ce n’est pas que certains rôles ont marqué ou jalonné sa carrière : c’est Renée Fleming qui a marqué ces rôles. Alors qu’elle est pratiquement à elle toute seule à l’origine de la popularité renouvelée de Rusalka aujourd’hui, elle a porté l’interprétation de Thaïs ou de la Comtesse à des niveaux insurpassés. Si le passage du temps se ressentait parfois hier soir dans la voix, l’agilité ou certains aigus de la soprano, notamment dans les airs de Haendel, en revanche, entièrement intactes étaient ses interprétations, son timbre moelleux de « double crème », la subtilité de ses aigus « d’or liquide ».
Sautillante dans « Endless pleasure », solennelle dans « Calm thou my soul », la soprano nous époustoufle par l’élégance de son phrasé dans « Belle nuit, ô nuit d’amour ». Sa Thaïs déploie l’âme torturée puis apaisée de la courtisane égyptienne, tandis que l’Invocation à la lune de Rusalka est toujours aussi implorante et douce. Les tandems avec Tara Erraught, ou Andrzej Filończyk délivrent de beaux moments, dans les duos ou les airs seuls, comme l’air de Valentin chanté par le baryton. La soirée se clôture sur trois bis, notamment un surprenant extrait des Parapluies de Cherbourg en duo avec un Wilson en difficulté et un bouleversant Morgen de Strauss, accompagné par Capuçon, que la soprano dédie aux Ukrainiens et qui a littéralement suspendu le temps.
Mais le coeur du spectacle est assurément la scène finale de Capriccio qui nous a semblé, quant à elle, remonter le temps, retrouver la voix d’antan, tant la précision de l’élocution, la fluidité du flot des notes et la finesse des aigus (notamment l’incroyable et cultissime phrasé de « kannst du mir raten, kannst du mir helfen…. ») rappelaient les plus beaux sommets de la carrière de Fleming. Ce choix de scène finale achève d’ailleurs la mise en abîme. Méditative, tiraillée mais finalement apaisée, sa Madeleine avait comme la nostalgie d’une vie remplie de mots et de musique, mais aussi la plénitude de l’immortalité des arts – alors même que la vie artistique de la cantatrice est loin d’être terminée, elle qui vient de créer le rôle principal de The Hours de Kevin Puts à Philadelphie et fera ses débuts dans Nixon in China à Paris en 2023. De même que Madeleine refuse de choisir entre musique et mots, entre Olivier et Flamand et donc, quelque part refuse d’achever l’opéra, si ce n’est sur une boutade, de même, Renée Fleming n’a pas fini de chanter. Loin de là, puisque sa voix résonnera en nous, larme à l’œil et sourire aux lèvres, pour toujours.