Plácido Domingo fait ses débuts au Festival de Salzbourg à 34 ans, le 11 août 1975, dans Don Carlo sous la direction d’Herbert von Karajan. La distribution donne le vertige : Nicolai Ghiaurov, Mirella Freni, Piero Cappuccilli, Christa Ludwig… et jusqu’à José van Dam en simple moine. Depuis, le chanteur aura participé à 73 représentations sur 23 saisons. Don Carlo sera repris l’année suivante. Les Contes d’Hoffmann (avec James Levine, dans la célèbre production de Jean-Pierre Ponnelle) seront donnés trois saisons. Un Ballo in maschera sera finalement confié à Georg Solti suite au décès de Karajan (2 saisons). Suivront, en version concert, l’acte I de Die Walküre, Parsifal, La Dame de Pique, Samson et Dalila, Tamerlano, puis des rôles de baryton pour Giovanna d’Arco, Il Trovatore (en version scénique), Thaïs, I Due Foscari, Les Pêcheurs de Perles et Luisa Miller. I Vespri siciliani seront annulées en raison du COVID. Au total, Domingo aura ainsi interprété 14 rôles lyriques au festival sur les quelques 150 revendiqués : c’est moins qu’au Metropolitan Opera (47 rôles), mais c’est plus qu’à l’ONP (10 rôles). A cet impressionnant palmarès, il faudrait ajouter de nombreux concerts lyriques, le Requiem de Verdi ou encore la Missa solemnis. Domingo n’avait plus chanté au festival depuis 2015, pour un gala donné pour le 40e anniversaire de ses débuts. Si l’on compte bien, le présent concert ne célèbre donc pas exactement le 50e anniversaire mais plutôt 50 ans de présence (plus ou moins interrompue) de Domingo à Salzbourg. Le popularité du ténor auprès du public du festival est resté intacte : le gala affichait complet et, devant l’entrée, plusieurs personnes cherchaient une place, ce qui n’est plus si courant à Salzbourg.
La soirée est animée, en anglais par un Rolando Villazón intarissable et sympathique, très à l’aise dans ce rôle de maître de cérémonie et peu avare de superlatifs envers son mentor. Chacun de ses collègues, et lui-même, font l’objet d’anecdotes démontrant l’estime des artistes pour leur ainé. Villazón explique ainsi qu’après sa victoire à Operalia, Domingo l’avait invité, voyage et frais payés, à assister aux répétitions du Cid pour qu’il en tire profit. De tous ces témoignages, il ressort une estime générale pour un artiste d’une immense bienveillance, toujours à l’écoute des plus jeunes et prêt à utiliser sa notoriété pour promouvoir de nouveaux talents. Au delà d’exploits dignes du Livre des Records, dont 150 rôles, une longévité exceptionnelle, une reconversion vers les rôles de baryton, l’administration simultanée de deux théâtres, la création d’un concours, etc. ce sont ces qualités humaines qui nous permettent de nous exclamer, comme Barnaba dans La Gioconda : « O monumento! ».
Pour ce gala, Plácido Domingo était accompagné de lauréats de son concours Operalia, dont il faut reconnaitre qu’il aura permis de révéler un nombre impressionnant d’artistes lyriques. Le gala commence avec une ouverture de Nabucco particulièrement excitante : à la tête d’un Müncherner Rundfunkorchester « qui claque », Marco Armiliato démontre l’importance d’un bon orchestre et d’un bon chef dans ce répertoire. Natif de Samarcande en Ouzbékistan, Bekhzod Davronov (Operalia 2021) ouvre la soirée avec la scène finale de Lucia di Lammermoor. Le timbre est chaud et l’émission laisse entrevoir un lirico-spinto en devenir, mais le chanteur est encore bien trop jeune pour un aussi gros morceau et le si naturel final est à la limite de l’accident. Plácido Domingo fait alors son entrée, d’un pas vif, et sous un tonnerre d’applaudissements, pour chanter la scène finale de Macbeth. Le récitatif est prudent, avec un vibrato serré marqué, puis la voix prend de l’assurance pour un air de belle tenue. Sonya Yoncheva (Operalia 2010) interprète alors le magnifique Chant à la Lune extrait de Rusalka d’une parfaite poésie : le soprano bulgare est ce soir dans une forme éblouissante et l’air lui convient à merveille. Aida Garifullina (Operalia 2013) et Plácido Domingo lui succèdent pour le duo de La Traviata. La voix du soprano russe a pris du corps avec les années (elle est d’ailleurs passé avec succès de la Musetta de Bohème à Mimi). Sa Violetta est de toute beauté, très belcantiste, avec des piani évanescents. La voix, d’une grande pureté, lui permet de camper une sorte d’ange mené au sacrifice : c’est une composition remarquable. Face à elle, Domingo a retrouvé ses moyens (on est a des années-lumière du Nabucco de Gaveau en début d’année) et leur duo sera un des sommets de la soirée. René Barbera (Operalia 2011) chante avec aplomb l’air et un couplet de la cabalette d’Arnold de Guillaume Tell. La prononciation est impeccable, même si elle n’est pas celle d’un francophone authentique. Les six contre-ut sont vaillamment assumés (on serait tenté de dire, les doigts dans le nez, vue une certaine nasalité d’émission) et avec une belle puissance. Le ténor américain démontre ainsi que les théâtres ont tort de le limiter à des emplois plus légers (Almaviva, Ernesto…) même s’il y est excellent. Erwin Schrott (Operalia 1998) interprète (et nous insistons sur le choix du terme) un splendide air de Philippe II. Connu pour sa voix de stentor et des effets parfois histrioniques, la basse uruguayenne offre ici un « Elle ne m’aime pas » finement ciselé, avec un vrai sens donné aux mots. Rolando Villazón (Operalia 1999) abandonne un instant le micro (et ses lunettes !) pour chanter Le Cid. Après sa prestation dans Une Folle journée, son interprétation de « Ô Souverain, ô juge, ô père » surprend par son intégrité. Certes, l’air est abaissé d’un demi ton, mais il n’est pas le premier à le faire. La technique sent toujours autant l’effort avec des sons très ouverts,, mais on tire son chapeau devant cette exécution pleine d’émotion. Le public autrichien lui fera une ovation délirante. La première partie s’achève par le duo d’Il Trovatore, « Mira, di acerbe lagrime » avec une Elena Stikhina (Operalia 2016) enthousiasmante et un Plácido Domingo un peu perdu dans les parties rapides. Après une ouverture de Norma toujours parfaitement exécutée mais un peu trop martiale, Aida Garifullina chante le « Casta diva » de Norma. Comme pour sa Violetta, on est tenté de dire que le rôle intégral n’est pas pour elle : mais que c’est beau ! Plácido Domingo est rejoint par Dmitry Korchak (Operalia 2004) pour le duo « Au fond du temple saint » des Les Pêcheurs de perles. Le ténor russe a gagné en puissance et a tendance à couvrir un peu son partenaire. Son chant en force ne dégage pas beaucoup de poésie. Rolando Villazón renouvelle son exploit avec l’air « Amor, vida de mi vida » extrait de la zarzuela Maravilla de Federico Moreno Torroba, répertoire où il est encore plus à l’aise. Elena Stikhina offre un « Io son l’umile ancella » d’Adriana Lecouvreur avec de magnifiques couleurs pleines de mélancolies. Chantant pourtant son répertoire nationale, Dmitry Korchak affiche les mêmes qualités et les mêmes défauts pour son « Kuda, kuda » d’Eugène Onéguine. Enfin, Plácido Domingo et Sonya Yoncheva achèvent le programme avec un « Torero quiero sé » endiablé, extrait d’El Gato montes. Sonya Yoncheva y fait preuve d’une étonnante affinité avec ce répertoire. Tout au long de la soirée, et malgré la diversité du répertoire, Marco Armiliato et le Müncherner Rundfunkorchester sont absolument remarquables. Le chef italien sait ici conjuguer l’attention aux chanteurs, la maîtrise des styles, tout en laissant s’exprimer pleinement l’orchestre. Après les standings ovations de rigueur, Plácido Domingo jette ces dernières ressources dans un extrait vibrant de la zarzuela Los Gavilanes, avant d’être rejoint par ses collègues pour un ensemble sur le duo de Die Lustige Witwe. Organisatrice de l’événement, Cecilia Bartoli se joindra à la petite troupe pour un dernier bis sur l’air du prince Sou-Chong extrait de Das Land des Lächelns.
Plácido Domingo remerciera la salle avec un court discours : avec humour, il déclarera que ces cinquante années n’avaient pas été si difficiles, et que ce sera sans doute plus dur de d’aller jusqu’à soixante. « On va d’abord essayer cinquante-et-un ! » conclue-t-il. Après le succès de l’hommage à Antonio Pappano, le triomphe de ce gala pose lui aussi la question de l’écart entre les attentes d’une partie du public et les choix des décideurs lyriques : l’opéra est-il ou n’est-il pas d’abord une affaire de musiciens ? Une chose est sure, c’est qu’aussi talentueux soient-ils, à l’exception notable de Franco Zeffirelli aux Arènes de Vérone, on n’a jamais vu un gala dédié aux metteurs en scène.