Avant même d’être l’évènement de clôture tant attendu des Chorégies 2023, cet ultime concert est l’illustration de la générosité et de la parole donnée de deux artistes reconnaissant du soutien apporté par Jean-Louis Grinda en un temps où ils se trouvaient au cœur d’une polémique davantage politique qu’artistique. C’est donc avec l’élan du cœur, comme l’avait indiqué le directeur des Chorégies lors de la conférence de presse d’avril dernier, qu’Anna Netrebko et Yusif Eyvazov ont modifié leurs plannings respectifs, pour être libres de tout engagement afin de se produire devant les 8000 spectateurs du Théâtre antique d’Orange, dans un programme exclusivement verdien. Un choix qui place d’emblée très haut le niveau de leur prestation. Et notre attente ne fut pas déçue. C’est à une apothéose vocale que nous avons assisté, rehaussée par l’évident plaisir des deux artistes d’être présents sur cette scène mythique et atypique.
Comme à son habitude, Anna Netrebko sait ménager ses effets et soigner ses atours, pour rendre ses entrées en scène inoubliables. Parée d’une somptueuse robe rouge à traîne, elle emporte l’auditoire dès le première air « Nel di della vittoria…Ambizioso spirIto…Vieni t’affreta » de Macbeth, un choix qui dénote l’assurance et l’aisance avec laquelle elle habite le répertoire verdien, ne redoutant pas d’ouvrir le programme par la conquête des cimes. Tout au long du concert, tant en Leonora de La Forza del Destino (et notamment dans son sublime « Pace, pace, moi dio ») qu’en Aida (dans une nouvelle robe bleu ciel argent à ceinture dorée) Anna Netrebko joue sur toute la riche palette de sa voix, un timbre chaud et impérial, un grave puissamment expressif, et un art consommé des aigus filés dont elle a seule le secret. On est ici dans un royaume qui échappe aux meilleures, tant la soprano russe rehausse le niveau du Panthéon des stars de l’art lyrique. Aucune interprète aujourd’hui ne peut rivaliser avec elle dans ce répertoire où elle fait montre d’une puissance de projection lui permettant de remplir l’immense théâtre antique de ses sublimes pianissimi. Les ressources techniques et vocales de la soprano Russe sont éblouissantes tout autant que ses parures, et l’on pouvait presque entendre dans la cavea du théâtre Romain les soupirs d’admiration de l’auditoire.
Si l’astre vocal Anna Netrebko brille de mille éclats, la voix de Yusif Eyvazov s’est quant à elle considérablement polie au fil des années, pour se hisser en cette soirée au tout premier rang. Il a désormais chèrement acquis une belle dimension, en s’appuyant sur une superbe technique, une intonation parfaite, un squillo puissant et des incarnations habitées qui suscitent tant le frisson que l’émotion. Il ne donne pas ici à entendre que des aigus surpuissants. Il se distingue aussi par une ligne de chant soignée, une diction limpide et des intentions inspirées qui lui ont valu, et ce à juste titre, une véritable ovation de la part du public. La voix, jadis tendue notamment dans le registre haut, au timbre peu séduisant, est désormais complètement transfigurée. En cette soirée, le ténor s’est transcendé et ce dès son premier air « Ella mi fu rapita » du Duc de Mantoue, puis dans « La vita è inferno » de La Forza del Destino. Mais c’est surtout en duo que Yusif Eyvazov se distingue avec brio, en totale symbiose avec son épouse, avec laquelle la connivence et le réel plaisir de chanter ensemble relèvent de l’évidence. A l’unisson, l’harmonie des timbres et la complémentarité des puissances vocales nourrissent leur belle complicité. A cet égard, les deux chanteurs nous ont offert un duo stratosphérique, un moment de grâce total, dans la scène finale d’Aida. Les voix s’épousent à merveille pour distiller une tristesse lumineuse sans affliction, comme une flamme qui vacille mais ne s’éteint pas. Cet accord parfait des voix sublime toute la puissance dramatique de « La fatal pietra sovra me si chiuse …O terra, addio » et en fait incontestablement le point culminant de la soirée.
A côté des étoiles étincelantes, les deux autres chanteurs invités, en comprimari, pour faire vivre les trio et quatuor du programme, ont quelque peu déçu. Elena Zhidkova n’a ni l’ambitus ni le charisme d’Azucena et fait bien pâle figure dans l’air « Stride la vampa ». La chanteuse qui, par le passé, s’est distinguée par un timbre soyeux et charnu, avait hier soir une voix éteinte l’obligeant parfois à se réfugier dans le parlando. Cette absence vocale peut sans doute s’expliquer par l’appréhension d’embrasser à la fois un tel évènement et un tel lieu, tant la chanteuse semblait peu à son aise sur la scène du théâtre antique. Elchin Azizov, plus basse que baryton, a quant à lui livré une interprétation en demie teinte du sublime « Alzati…eri tu ». Le chanteur Azéri n’a pas l’étoffe de Renato. Sur le plan vocal, il se heurte à ses limites dans le registre aigu. Sur le plan de la caractérisation, il opte comme tant d’autres pour la posture sentencieuse de l’homme qui ne pense qu’à se venger. A aucun moment, on entend dans sa voix que l’amour, même déçu, perdu, continue à être malgré tout la force motrice des actes du personnage. Une approche qui donne pourtant tout son sens à la décision de Gustavo de laisser partir Renato en Angleterre avec Amélia. Il semble toutefois bien plus à son aise en Comte de Luna de Il Trovatore et Carlo de La Forza del Destino auxquels il donne un lyrisme rare. Le timbre est beau et la voix s’impose ici sans effort. Le chanteur délivre en outre, une palette de sentiments contrastés, dont on perçoit ici la moindre nuance.
L’Orchestre Philharmonique de Nice ne démérite pas dans le répertoire verdien, sous la baguette de Michelangelo Mazza, mais la lecture, dans ses tempi, manque d’amplitude pour habiter pleinement ces partitions puissamment dramatiques. L’approche est certes appliquée mais nullement animée de la force vivifiante et de l’opulence musicale du Maître de Busetto. On ne dénote rien ici de véritablement transcendant sauf, peut-être, dans le ballet de l’acte III d’Otello, en seconde partie, où le chef, dans un sursaut étonnant, posture bondissante et gestuelle dynamique, tire enfin de l’ensemble orchestral la pleine mesure de sa puissance pour habiter tant la fougue que le lyrisme verdien.
Pour Anna Netrebko et Yusif Eyvazov le triomphe est complet. Leurs voix ont magnifié ces récits verdiens d’un soir. Et quand on quitte le théâtre antique ce sont les superbes arabesques vocales des deux chanteurs dans cette scène finale d’Aida d’anthologie que l’on entend encore en écho. Ce concert fera date en épilogue somptueux de cette édition 2023 des Chorégies d’Orange.