Qu’est-ce qu’un compositeur ? Un créateur dont l’art enrichit notre humanité et dont les œuvres doivent, à ce titre, être abordées comme il les a voulues ? Ou un fournisseur de propositions que chacun peut accommoder à son gré ? C’est la production de Geneviève de Brabant donnée actuellement à l’Opéra de Montpellier qui fait naître en nous ces questions. On avait annoncé la version de 1867, révision réussie de la première version de 1859, dans l’édition critique établie par Jean-Christophe Keck, le spécialiste français d’Offenbach. Voilà qu’on apprend que le metteur en scène s’est autorisé à mélanger les deux versions. A cette première liberté s’ajoutent celles prises dans l’adaptation du livret. Non un simple rafraîchissement destiné à remplacer les allusions relatives au contexte du Second Empire par des références à la société actuelle, mais un remaniement rendu nécessaire par la différence de structure entre la version de 1859 (deux actes) et celle de 1867 (trois actes). Suppression de chœurs, insertion de « l’enfant loué » de 1859 dans le final de 1867, réattribution de couplets, l’entreprise a été sans complexe. Pour faire bonne mesure et chatouiller l’esprit de clocher on injecte un dicton en occitan qui fait rimer castagna (châtaigne) avec cagagna, où les latinistes reconnaîtront la racine qui a donné « chier » en bon français. Si l’on mentionne le mot « fion » ressassé on aura une idée assez précise de la finesse de ces interventions sur une œuvre impuissante à se défendre. Pourquoi viser bas systématiquement ? Pourquoi faire l’impasse sur des scènes où Offenbach rend clairement hommage à Mozart ? Ses contemporains s’offusquaient, on le sait, d’allusions scatologiques ou grivoises. Mais, justement, il ne s’agissait que d’allusions. « Glissez mortels, n’appuyez pas » restait la règle. Apparemment elle est bien oubliée ! Entre braguettes turgescentes, coups de reins lascifs et chenilles de Sodome rien n’est laissé à l’imagination du spectateur, qui risque de croire que le compositeur se complaisait dans cette épaisse vulgarité alors qu’il n’en est rien. Peut-on s’en réjouir ?
C’est d’autant plus triste qu’apparemment les responsables ont eu les moyens de leurs ambitions. Le décor unique conçu par Rifail Ajdarpasic représente dans un lotissement deux maisons à étage entourées de jardins qui communiquent par une porte basse percée dans la haie mitoyenne et s’ouvrent à l’arrière sur des dégagements permettant entrées et sorties du chœur. Les toits des deux maisons sont susceptibles de s’élever dans les cintres et de dévoiler pour l’un la chambre où Sifroy se remet de son rhume – dans l’original une indigestion de pâté qui en a ruiné les effets prétendument aphrodisiaques – pour l’autre la fête endiablée « chez Brigitte » où l’on découvre que Sifroy s’amuse comme une folle à Saint-Tropez quand on le croit en Palestine. Passons sur la transposition temporelle, qui a pour nous moins de charme qu’une fantaisie pseudo-médiévale nourrie de réminiscences littéraires. Ce dispositif et ce mouvement font grand effet. Les costumes aussi, signés Christophe Ouvrard, sont soignés, variés, et pleins de fantaisie. Les lumières de Fabrice Kebour accompagnent sans hiatus les différents moments de l’intrigue. Mais la fixité des éléments du décor rend inutiles les intermèdes musicaux de liaison entre les tableaux et les lieux différents. Est-ce un gain pour l’auditeur ?
Paradoxalement, alors que les enchaînements sont rapides, on n’éprouve pas l’impression de fluidité que donne la lecture de l’original, peut-être parce que la manipulation prive l’œuvre de la bonhomie riante qui semble couler de source et qui rend plaisants les clichés les plus éculés sur l’éternel féminin ou masculin. Les quiproquos, les malentendus, les bévues qui n’épargnent personne et surtout pas Sifroy dans l’original semblent souvent réécrits sans que le changement éblouisse. Claude Schnitzler fait de son mieux pour donner de la cohésion et conserver la souplesse maximale à une musique d’une variété d’écriture étourdissante. Les rythmes capricants qui ont fait la réputation du compositeur voisinent avec des épanchements mélodiques au charme immédiat, comme la sérénade du page, ou la romance du thé, qui attestent de sa sensibilité comme certains passages évoquant l’expédition militaire révèlent la richesse harmonique dont il était capable en seulement quelques mesures. Mais il faut bien dire que les incongruités du spectacle brouillent la réception sonore. Non que Carlos Wagner soit dénué de talent et d’inventivité : la scène où les suivantes de Geneviève brodent en cancanant trouve un équivalent acceptable dans celle du bain de soleil, le rhume qui remplace l’indigestion est provoqué par le poivre tombant du Rubirosa que Golo manie fiévreusement, le travesti de Siffroy rend plausible que ses subordonnés refusent de le reconnaître, les allées et venues du chœur sont dans l’ensemble bien gérées, et le ballet des baigneuses – est-ce là qu’est intervenu Tom Baert ? – est fort drôle, tout comme la présence du poète Narcisse au milieu d’elles. Mais les insinuations d’homosexualité pour Siffroy, qui prend le poète sur ses genoux et l’appelle mon chéri avant de s’habiller en reine pour le bal, tendent à rendre logique une intrigue qui n’en a que faire et ainsi inutiles les manigances de Golo destinées à l’éloigner du lit conjugal. A se demander quelle confiance Carlos Wagner accorde à l’œuvre…
Avi Klemberg (Sifroy) © Marc Ginot
En ce soir de première, les chanteurs sont-ils tendus ? Premiers à intervenir les choristes démontrent d’emblée qu’ils ont été soigneusement préparés ; l’impression ne se démentira pas et ils joueront le jeu souvent physique sans faiblir. Sophie Angebault campe une dame de compagnie d’une belle présence et d’une belle voix, longue et souple. Le bourgmestre à la fidélité circonstancielle échoit à Kevin Amiel, qui fait de son mieux pour donner du relief à un personnage qui n’en a guère. Philippe Ermelier et Enguerrand de Hys sont les pandores tous-terrains, duo ambigu et complémentaire très efficace où le second condense la maladresse mais conserve le sens de l’humanité. Valentine Lemercier prête au marmiton amoureux de Geneviève et au pseudo-ermite du ravin une belle sensibilité mais sa voix ductile est pour nous un peu trop claire. Jean-Marc Bihour se démontre polyvalent, comédien affûté et chanteur maître d’une voix qu’il sait exploiter dans ses registres extrêmes ; son personnage évoque évidemment Iznogoud, pour l’ambition, mais physiquement il évoque le méchant Gargamel, l’ennemi des Schtroumpfs, toujours prêt à une nouvelle manigance. Sifroy le malléable s’incarne dans le robuste Avi Klemberg, qui fait bien sentir l’inconséquence du personnage et nous charme dans la romance du thé. Thomas Morris est impeccable en poète narcissique et courtisan soumis même quand il n’est pas mêlé aux baigneuses en maillot. Décevant le Charles Martel de Sébastien Parotte, dont la voix engorgée éveille la nostalgie de Robert Massard. Charmante l’Isoline de Diana Higbee, avatar de Wonderwoman et de Barbarella dont la garde-robe accumule paillettes et tenue Courrèges. Geneviève, enfin, a la grâce de Jodie Devos, qui nous semble un peu crispée d’abord, d’après ses aigus, et qui se détend pour une sérénade exquise. Mention spéciale pour Charlotte Gleize, dans le rôle d’Arthur l’enfant à louer, qui pousse des cris perçants avec une régularité qui témoigne d’un beau contrôle du souffle !
Peu démonstratif pendant la représentation, le public a chaudement applaudi les artistes, fosse et plateau confondus, y compris le responsable de ce qui pour nous s’apparente à un mauvais coup fait à Offenbach. Pourquoi refuser à ce musicien le respect qu’on accorde à d’autres ? Sans doute l’historiographie nous apprend-elle que la vie des théâtres et leur programmation sont réductibles à d’incessantes transactions entre idéal et pragmatisme, c’est-à-dire recherche et conservation du public. Mais dans un théâtre subventionné par l’argent public et dans une ville où la concurrence n’existe pas, le risque était-il grand de monter Geneviève de Brabant au plus près des intentions d’Offenbach ? L’occasion était belle de révéler qu’il vaut mieux que sa fausse réputation. Elle a été en partie perdue.