Monsieur Jourdain, dans Le Bourgeois Gentilhomme, est le héros d’une autre comédie-ballet des mêmes Molière et Lully qui n’est pas sans rapports avec George Dandin. Monsieur Jourdain veut s’élever au-dessus de sa bourgeoisie, comme Gorge Dandin veut s’élever au-dessus de sa paysannerie. Mais alors que Monsieur Jourdain est agressif et colérique, et passe son temps à crier après tout le monde, la tradition a fini par attribuer ce rôle à des emplois de « rondeurs » plutôt bons enfants (Louis Seigner et ses continuateurs). De son côté, quel que soit l’acteur qui l’interprète, George Dandin n’est pas sympathique. En effet, malgré ses mésaventures fâcheuses, on n’est guère enclin à la moindre pitié à son égard, car tout ce qui lui arrive lui vient par sa seule faute. Quant aux autres protagonistes, ils sont au moins aussi antipathiques ! Des beaux-parents odieux, une épouse pour le moins légère, l’amant de sa femme inconséquent, des serviteurs cupides et méchants, bref c’est un monde peu recommandable, que l’on n’aimerait guère devoir fréquenter. Alors, que reste-t-il ? Pourquoi le succès a-t-il toujours accompagné l’œuvre depuis sa création devant Louis XIV ?
Les raisons en sont multiples. D’abord, le cocu a toujours fait rire, le paysan parvenu aussi avec ses prétentions. La figure populaire du paysan serviteur (Lubin, extraordinaire Florent Hu), avec son franc parler grossier et ses coups de gueule, ramène le spectateur vers la gouaille des tréteaux ambulants. Mais les nobliaux ne sont pas moins drôles dans leur aveuglement cher payé (couple des Sotenville joué par les étonnants Anne-Guersande Ledoux et Philippe Girard). Les jeunes qui s’aiment au nez du barbon sont également une des constantes du théâtre de Molière, et un des thèmes redondants des comédies de l’époque.
© Photo Marcel Hartmann
Comédie, nous dit-on, certes, on rit, même si le plus souvent on rit jaune. Mais surtout comédie-ballet, réunissant Lully et Molière à l’aube d’une fructueuse collaboration. Et de fait, c’est paradoxalement grâce à la musique et au chant, qui font contraste avec la noirceur du propos, que l’on peut goûter un côté plus léger et plaisant. Ce qui démontre combien, comme pour Le Malade imaginaire, il est important de donner la pièce avec son accompagnement musical, même s’il s’agit plus ici d’une farce grinçante et désabusée avec divertissements chantés et dansés que d’une véritable comédie-ballet. D’ailleurs ce soir, les ballets sont réduits à leur plus simple expression.
En revanche, la musique (dont un CD de la présente production retardée par les divers confinements a été enregistré en 2020) est merveilleusement servie par Gaétan Jarry, au clavecin et à la tête du bel Ensemble Marguerite Louise (mais où le théorbe s’est-il donc caché ?). Les quatre chanteurs – pseudo bergers et bergères – ont des voix agréables et se plient habilement au style et à la gestuelle du temps. Avec une mention spéciale pour le baryton Virgile Ancely, dont la haute stature et la voix chaude dominent le quatuor. Leurs interventions, toujours bien en situation, viennent donc en contrepoint du jeu théâtral, dans une habile scénographie d’Emmanuel Charles. Celle-ci, tout en hauteur, permet une lisibilité peut-être un peu primaire, mais à tout le moins efficace : le niveau du sol est en règle générale celui de Georges Dandin et des serviteurs, le niveau intermédiaire celui des nobliaux, et tout en haut une espèce de châsse précieuse s’ouvre de temps en temps sur le personnage clé du moment. Des branches tordues font penser à la forêt du Blanche Neige de Disney, comme certaines apparitions en haut de la tour en évoquent la méchante reine. Joël Fabing a concocté d’impressionnants éclairages, en utilisant notamment la rampe traditionnelle, que l’on a vu disparaître dans les années 1970 de la majorité de nos théâtres, qui permet d’éclairer les acteurs par-dessous, à l’ancienne, en leur donnant parfois des expressions fantasmagoriques.
Michel Fau, outre sa mise en scène d’une grande clarté, tient le rôle-titre. Torturé aussi bien extérieurement qu’intérieurement, conscient de son absurde entêtement et de la stupidité de son acharnement, il n’en continue pas moins dans ses errements, se prêtant comme à plaisir aux agissement pleins de sadisme de sa femme, qui se venge ainsi de son « achat » par le rustre. De quel côté Michel Fau souhaite-t-il que le spectateur se situe ? Ses tortionnaires sont trop cruels et le persécutent avec trop de méchanceté pour que l’on puisse les soutenir, encore qu’il est quelques moments où l’on se prend à les comprendre. Le remarquable George Dandin de Michel Fau est quand même très humain, surtout à la fin où, transfigurée par l’ode à Bacchus concoctée par Lully, l’ivresse remplace le suicide.
On parlera dorénavant du « Dandin de Michel Fau », comme l’on parlait de celui de Roger Planchon, et cette production constitue un nouveau jalon et une nouvelle date marquante dans l’histoire de la mise en scène et de l’interprétation de l’œuvre.
En tournée dans toute la France en 2022, après sa représentation au théâtre de Versailles en début d’année (voir le compte rendu de Marcel Quillévéré).