Si Cléopâtre domine la partition de Giulio Cesare au gré d’un voyage émotionnel à nul autre pareil, Lawrence Zazzo vient d’offrir une éclatante revanche à César. A dire vrai, sa performance constitue même le principal attrait de cette reprise d’un spectacle avec lequel l’opéra de Haendel entrait, en 2009, au répertoire du Semperoper, Sonia Prina endossant alors le rôle-titre (les photos illustrant cet article sont celles de la création). Certes, l’ouvrage peut se prêter à un traitement léger, voire burlesque mais pour peu qu’il ne tourne pas au système et n’escamote pas ses enjeux dramatiques. Encore faut-il aussi que les interprètes puissent intégrer cette démarche tout en parvenant à investir les affects de leurs personnages, autant dire que rien n’était gagné d’avance.
Dans sa légendaire production de Glyndebourne, par exemple, David McVicar se révélait délicieusement drôle mais toujours élégant et autrement subtil que Jens-Daniel Herzog. Les tenues coloniales dignes de Tintin au Congo et la course poursuite avec laquelle le metteur en scène meuble l’ouverture donnent d’emblée le ton, volontiers parodique, d’une production parfois franchement amusante, mais réductrice et qui peine à se renouveler. Si les danses de Ramses Sigl insufflent une vitalité appréciable à l’aria da capo, les idées du chorégraphe tournent vite au procédé (les figurants qui singent le chanteur) comme celles du metteur en scène d’ailleurs (ces matamores qui, d’un tableau à l’autre, tombent la veste pour montrer qu’ils sont prêts à en découdre). Du reste, ses tentatives pour changer de registre sont inabouties et introduisent des ruptures dont la signification nous échappe quand elles ne virent pas au contresens. Le spectre de Pompée – lequel, soit dit en passant, a conservé sa tête, couverte de cendres – surgit lorsque Sesto, resté seul, soliloque. Lui inspirerait-il ses pensées vengeresses ? Mais convoquer ainsi le surnaturel prive l’adolescent de son libre-arbitre et, partant, de son caractère, de sa substance. L’opéra sombre carrément dans l’absurde quand le chant d’allégresse de Cléopâtre (« Da tempeste ») se transforme en aria belliqueuse et qu’elle roule des poings avec ses amazones avant de scalper Achilla, un suraigu perçant couronnant ce numéro de cirque. En vérité, le sourire avait déjà fait place à un réel malaise alors que Tolomeo abattait le général d’une balle dans la tête, puis exécutait l’un après l’autre une dizaine de combattants, hommes et femmes ralliés à Cléopâtre, une détonation préenregistrée et amplifiée ponctuant ce massacre bien ordonné. Jens-Daniel Herzog a déjà fait le coup, chez Telemann, avec un effet apparemment tout aussi glaçant.
Giulio Cesare © Semperoper Dresden / Klaus Gigga
Néanmoins, si les moments de grâce comme les climax sont presque tous autant d’occasions manquées, il faudrait être de mauvaise foi pour ne blâmer que les seuls partis pris dramaturgiques. Dotée d’un mezzo ambré et enveloppant, la Cornelia de Michal Doron semble trop occupée à sécher les larmes de Sesto ou à le recoiffer pour se concentrer sur ce qu’elle ressent et demeure à la surface des notes de « Priva son d’ogni conforto ». En revanche, la direction d’acteurs a beau s’épurer et Stefan Bolliger aménager un clair-obscur propice, « Son nata a lagrimar/ Son nato a sospirar » ne décolle jamais, comme si les cloisons qui séparent la mère et le fils empêchaient aussi leurs voix de se rejoindre. Par contre, le « Cara Speme » sobre mais frémissant de Stepanka Pucalkova nous suspendra aux lèvres de Sesto. Rarement Cléopâtre nous aura paru aussi froide, dépourvue de volupté comme de sensibilité. Elena Gorshunova se révèle incapable d’alléger et d’adoucir une émission trop souvent incisive et, contre-note en bandoulière (« Se pietà »), tente de nous la jouer écorchée vive, mais nous ne sommes pas dupe. Découvert il y a quelques années aux côté de Max-Emanuel Cencic, Vasily Khoroshev campe un Tolomeo brut de décoffrage, dont les notes de poitrine particulièrement sonores accentuent la sauvagerie quand, a contrario, l’Achilla, bien timbré et ductile, de Martin-Jan Nijhof manquerait presque de rudesse. Allen Boxer ne joue, hélas, que les utilités (Curio), luxe insensé et paradoxal quand le rôle le plus important de l’opéra est si mal servi. Dmitry Egorov s’en sort mieux, l’unique air de Nireno lui donnant l’occasion de darder son puissant falsetto tout en mettant le public dans sa poche avec de désopilantes vocalises orientalisantes.
Lawrence Zazzo fréquente le rôle de César depuis des lustres : il l’incarnait déjà en 2008 à la Monnaie, René Jacobs dirigeant une reprise de la lecture si onirique et suggestive des Hermann qui avait vu le jour à Amsterdam sept ans plus tôt avec David Daniels et Marc Minkowski. A l’époque, la qualité de sa projection nous avait déjà frappé, surclassant l’alto de Marijana Mijanovic (seconde distribution) et tordant ainsi le cou aux idées reçues sur la voix de contre-ténor. Les échos très flatteurs de ses récents faits d’arme, sur scène (Rodelinda) comme en récital, nous laissaient entendre que le chanteur se trouvait dans une forme resplendissante, mais nous ne nous attendions pas à une prestation de ce niveau, vocalement époustouflante et scéniquement, irrésistible. Alessandro De Marchi lui a sans doute laissé plus de liberté que René Jacobs; en outre, à quarante-huit ans, il n’a plus rien à prouver et la maturité lui donne peut-être des ailes. Toujours est-il que Lawrence Zazzo prend un plaisir évident à chanter et à tout donner. L’intégrité du timbre ne laisse pas d’étonner et l’instrument a manifestement conservé sa largeur et l’essentiel de sa flexibilité, même s’il ne possède plus exactement la même longueur de souffle. D’entrée de jeu, il nous livre un décoiffant « Presti omai », riche en contrastes dynamiques et mouvementé, imprévisible. La même inventivité, fébrile, électrisante anime le Da Capo de « Va tacito e nascosto » et les vocalises de « Al lampo dell’armi » seront prises à un tempo extrêmement vif, avec une rage conquérante. Zazzo joue à fond la carte du latin lover et cabotine à l’envi (« Se in fiorito », « Bello/ Bella »), mais il nous livre aussi d’ « Aure, deh, per pietà » la version à la fois la plus charnelle et la plus poétique que nous ayons jamais entendue, une interprétation viscérale et en même temps d’une délicatesse bouleversante. Une telle leçon de bel canto n’a pas de prix et mérite rien moins que l’écrin, quasi parfait, de la Staatskapelle, sous l’impulsion stylée et raffinée d’Alessandro De Marchi. Si les cors ne sont pas vraiment au rendez-vous (« Va tacito e nascosto ») le soir de la première, basson et violoncelle rivalisent d’éloquence dans les parties obligées et trahissent l’envergure des solistes de cette formation mythique.