Après une Iphigénie en Tauride un peu trop sage donnée ce vendredi au Festspielhaus de Baden-Baden, le festival d’automne « La Grande Gare » s’achève ce dimanche avec une autre version de concert d’un opéra de Gluck : la variante de Parme de 1769 d’Orfeo ed Euridice. Mis en scène par Christof Loy pour le festival de Pentecôte de Salzbourg de 2023 et salué à l’époque par Claude Jottrand, le spectacle est ici dépouillé des ajouts dansés, voit les rôles d’Amour et d’Eurydice interprétés par la même chanteuse et se trouve enrichi par des extraits d’autres versions du chef-d’œuvre de Gluck. Le résultat est magnifique…
Pour une version de concert, cette production est visuellement une bien belle réussite et la mise en espace des protagonistes, à commencer par le chœur, est sublimée par des jeux de lumière élaborés, à la dramaturgie efficace. Simple et intelligent, le travail de placement et de mouvements vaut bien mieux que certaines mises en scène potentiellement ambitieuses et effectivement ratées. De leur travail avec Christof Loy, les deux interprètes et les choristes semblent avoir parfaitement retenu les conseils de direction d’acteurs. Expressivité, réalisme et naturel, on sent le spectacle bien rodé et les chanteurs en phase avec leurs rôles respectifs. La vaste salle du Festspielhaus est régulièrement plongée dans le noir, puis violemment baignée d’une lumière intense, avant de voir visages et corps sculptés comme dans le meilleur du cinéma expressionniste allemand. Les débuts où le héros se lamente sur le corps de sa défunte épouse ainsi que les Enfers sont en noir intégral, quand les Champs Élysées éclatent d’une blancheur quasi aveuglante. Seule note de couleur, l’intervention d’Amour tout en rouge, qui apporte d’ailleurs une note humoristique bienvenue pour détendre l’atmosphère. L’action ramassée en sept scènes pour un acte d’une petite heure et demie à peine ne laisse aucun répit émotionnel à l’auditeur, pris en totale empathie dans ce drame à l’issue fatale. Car la fin correspond ici à ce que raconte le mythe, le lieto fine étant supprimé ; Eurydice est bel et bien morte, veillée par le chœur pendant un long moment avant que le public semble comprendre que plus rien ne se passera et ne se décide enfin à applaudir à tout rompre, espérant sans doute auparavant qu’un deus ex machina vienne ressusciter la belle et réunir les époux.
Très sobrement vêtue d’un tailleur noir puis blanc, cheveux rassemblés en queue de cheval sans afféteries, Cecilia Bartoli compose un Orphée mieux que crédible. La longue carrière de la diva romaine n’a rien enlevé à son charisme et à la beauté exceptionnelle de son timbre naturellement splendide et fastueusement muri au terme d’un travail acharné dont la chanteuse continue aujourd’hui à récolter les fruits. Certes, ceux que sa technique insupporte et que l’utilisation frénétique de son instrument défrisent continueront à n’entendre que coups de glottes incontrôlés contrastant avec des sons étouffés qui parfois auraient du mal à passer la rampe. En revanche, chez les fans de la diva que les effets de pyrotechnie ébouriffante et l’intensité dramatique de son interprétation ravissent depuis toujours, l’émotion est bien au rendez-vous. On vibre au diapason de celle qui parvient si justement à nous faire ressentir la perte, le désespoir, la quête ou encore le caractère puéril de la dispute avec une Eurydice qui ne comprend décidément rien et à laquelle on ne peut rien expliquer. « Che faro senza Euridice » ne manquera pas d’en désarçonner plus d’un. Proféré à toute berzingue puis lentement décéléré, l’effet est splendide. La Bartoli nous fait partager la terreur panique ressentie par Orphée au moment funeste de la perte définitive. Sacrée Cecilia, on n’en finira donc pas avec elle d’être obligés à écouter nos tubes lyriques comme si c’était la première fois (et en ce qui nous concerne, à souscrire à ces nouveautés…).
À ses côtés, Mélissa Petit réussit parfaitement à tirer son épingle du jeu. La soprano française est aussi convaincante en Amour que dans le rôle d’Eurydice. Tour à tour pétillante et sensuelle, puis en proie aux affres du doute et affrontant la froideur de la mort, la cantatrice affiche une santé vocale réjouissante et, sur toute la tessiture, une apparente facilité proprement jouissive. Ajoutons à cela de belles qualités de projection et un sens dramatique certain, en voilà assez pour se dire qu’on va suivre la carrière de la géniale jeune femme avec attention. Les chœurs ne déparent en rien et font honneur au nom choisi pour leur formation : Il Canto di Orfeo. Sous la direction très inspirée de Gianluca Capuano, pour la plupart debout pendant tout le spectacle, ce qui contribue à la dynamique ressentie par l’auditeur, les Musiciens du Prince – Monaco nous enchantent. Tout en sobriété et en délicatesse pour les scènes où la douleur se fait chair musicale, ils parviennent par contraste à rendre bien concrets les orages et tourmentes des éléments. Viva Cecilia, qui sait si bien s’entourer…