Œuvre en perpétuel chantier, tant son compositeur évolua sur sa conception même de l’opéra au cours de sa vie, l’Orfeo de Gluck connût à peu près autant de versions que de reprises. Vienne en 1762, Parme en 1769, Londres en 1770, Paris en 1774, mais aussi Stockholm, Naples et même Saint-Pétersbourg… Comme souvent à l’époque, on transposait ou on adaptait les airs en fonction des chanteurs dont on pouvait disposer, on supprimait telle scène ou en ajoutait telle autre en fonction de la sensibilité ou des goûts du public, on adaptait le texte à la langue du pays sans que personne n’y trouvât rien à redire. Le même rôle pouvait passer d’un alto masculin à un soprano ou un ténor, ou à un alto féminin, on pouvait changer la fin de la pièce pour la rendre plus dramatique ou au contraire plus douce, modifier l’effectif instrumental, etc…
Le processus se poursuivit encore bien après la mort du compositeur lorsque le XIXe siècle s’empara de la partition – Berlioz notamment – de sorte que celui qui remet l’œuvre en chantier aujourd’hui a le choix de retenir la version qui lui convient. Ce choix, pour Cecilia Bartoli, s’est porté sur une version peu souvent mise à l’honneur, présentée à Parme en juillet 1769, assez bien au début donc de cette longue épopée. C’est pour les cérémonies du mariage de l’Archiduchesse Marie-Amélie, sœur de Marie-Antoinette, avec le Duc Ferdinand de Bourbon-Parme que la partition de Gluck fut intégrée à un programme musical plus vaste, d’où la nécessité d’abréger, et adaptée aux effectifs disponibles dans une cour relativement modeste. Les particularités de cette version sont donc sa brièveté (une heure et demi de spectacle seulement) encore renforcée ici par l’absence d’heureux dénouement : pas de rédemption donc pour le couple qui a enfreint la règle, Eurydice mourra pour de bon et restera aux Enfers. Le rideau tombe sur la solitude et le désespoir d’Orphée.
Pour le public d’aujourd’hui qui ne croit plus guère à l’enfer et encore moins qu’on puisse en revenir, il convient de trouver une signification symbolique à ce mythe improbable : l’amour qui perdure par-delà la mort, la volonté d’inverser le cours du temps, l’impossibilité d’une résignation. Il faut aussi trouver un sens à ce contrat qu’Orphée ne parvient pas à tenir, alors qu’il lui suffirait de dire à Eurydice : viens, suis-moi, fais-moi confiance et ne pose pas de question, je t’expliquerai quand nous serons sortis d’ici.
Ce n’est évidemment pas ce type de rationnel qui commande l’œuvre, nous restons dans l’imaginaire, le poétique et c’est tant mieux pour la beauté du spectacle.
La conception de Christof Loy, et elle est excellente, consiste à intégrer le plus possible la danse au déroulement scénique du drame. Douze danseurs (huit hommes et quatre femmes) entourent les chanteurs et constituent autant de dédoublements des deux principaux rôles, Orphée en particulier, apportant chair, consistance et mouvement au spectacle. Toute l’action se déroule dans un décor unique fait de gradins, un hall d’inspiration art-déco qui n’est pas sans rappeler la salle Karl Böhm du Festspielhaus, murs blancs et lambris de chêne. C’est dans un grand silence que se fait l’entrée des danseurs et des choristes, au premier comme au dernier tableau, vêtus des mêmes complets-vestons noirs ; le chœur va rejoindre l’avant-scène d’où il commentera l’action. Cette émouvante sobriété perdurera pendant tout le spectacle, laissant largement la place à la musique, au déroulement de la ligne du chant qui suffisent à rendre toute la tension dramatique. Le visuel est entièrement noir et blanc, même Amour porte une longue robe noire pour venir proposer à Orphée le pacte qui le perdra.
Un premier événement scénique intervient dès le début de l’œuvre avec les lamentations autour de la perte d’Eurydice, particulièrement bien rendu par les danseurs, qui interviendront également avec brio lors de la scène des furies. Il faut attendre de pénétrer dans les Enfers pour voir l’irruption d’un peu de couleur : les quatre danseuses incarnent à présent des âmes heureuses errant dans une vision fort peu rébarbative du monde de l’au-delà. L’entrée d’Eurydice – à reculons – puis la confrontation des deux amants forment évidemment le sommet tragique de la représentation, traité avec beaucoup d’intensité mais toujours sobrement, jusqu’au regard fatal, inévitable, qui scellera leur sort pour toujours.
L’entretien que Loy a accordé à Klaus Bertisch, dans lequel il explique ses intentions et qui est reproduit dans le programme, permet de soulever une autre dimension du personnage d’Orphée, dans lequel il voit un artiste, quelqu’un qui réagit en créateur face aux événements qui adviennent, ce qui en ferait toute la modernité. Cette thèse non dénuée d’intérêt est cependant peu perceptible dans le déroulement du spectacle.
Christof Loy metteur en scène est aussi chorégraphe. Les mouvements des danseurs sont fort bien réglés mais assez froids et répétitifs. Certes ils remplissent l’espace avec énergie (en particulier pour la scène des furies) mais n’apportent que fort peu de sensualité à une partition qui est pourtant très propice à l’expression des sentiments. Le chœur, omniprésent, livre quant à lui une prestation absolument grandiose, très nuancée, très précise dans ses intentions, émouvante, sensible et juste.
Le rôle d’Orphée est magnifiquement tenu par Cecilia Bartoli, qui lui prête son incomparable voix et lui donne une belle intensité dramatique. Contrairement à la légendaire Kathleen Ferrier dont c’était le rôle fétiche mais qui ne s’imposait que par le timbre, Bartoli offre une diversité de couleurs, d’intentions, une vivacité d’esprit et un sens de l’à-propos remarquables. Les occasions de virtuosités pyrotechniques auxquelles la chanteuse a accoutumé son public depuis de nombreuses années ne sont guère présente dans ce rôle-ci, mais cela ne l’empêche pas de briller et de capter toute l’attention vers elle. Occupant le devant de la scène sans discontinuer, elle tient tout le spectacle sur ses épaules, à la fois scéniquement et musicalement. Voilà une artiste qui ne déçoit jamais et qu’on ne se lasse pas d’aller écouter.
Elle est ici fort bien entourée : la courte intervention de Madison Nonoa dans le rôle d’Amore est impeccable, et l’Eurydice de Mélissa Petit, déjà partenaire de Bartoli dans la Clémence de Titus l’an dernier, invite au respect, avec notamment des aigus filés absolument remarquables, et un sens dramatique jamais en défaut.
Dans la fosse, les musiciens du Prince livrent, sous la direction de Gianluca Capuano, une prestation contrastée : s’ils trouvent des couleurs subtiles dans la nuance piano pour accompagner les moments les plus poignants de la partition – sobriété toujours – , ils ne réussissent pas à créer une homogénéité de son en particulier pour les interventions des solistes de l’orchestre et quelques passages paraissent peu soignés et un peu lourds.
Le public saluera debout et par de très longs applaudissements sa diva préférée et cette fort belle représentation, Cecilia Bartoli recevant d’un admirateur enthousiaste un magnifique bouquet de roses jeté des premiers rangs des fauteuils, qu’elle partagera tout aussitôt avec l’ensemble de la troupe.