Floirac, localité de la CUB (Communauté Urbaine Bordelaise) sur la rive droite de la Garonne. Au numéro 47 du Chemin Richelieu, dans un terrain vague, une halle désaffectée, gigantesque – 191 mètres de long, 13 de haut et 26 de large –, autrefois utilisée pour fabriquer des wagons et des rails, puis des charpentes métalliques, ombilic d’un futur quartier résidentiel, reconvertie aujourd’hui en centre culturel et associatif. C’est dans ce hangar de béton que prend place Orphée et Eurydice – version Berlioz revue et corrigée –, conformément à l’un des principes fondateurs du Festival Pulsations : amener la musique classique sous une forme atypique dans des lieux inattendus auprès de nouveaux publics.
Eddy Garaudel, le metteur en scène, a voulu le spectacle immersif. L’accueil se fait debout autour d’un verre de limonade ou de vin blanc, au choix. Un immense rideau noir coupe la halle en deux. Avant la représentation à proprement parler, il convient de célébrer les noces d’Orphée et d’Eurydice. Voici d’ailleurs le joyeux cortège des mariés. D’un kiosque où prennent place les musiciens, l’époux offre un discours en forme de poème, l’épouse une aubade – « Se mai senti spirarti », extrait de La clemenza di Tito de Gluck. Applaudissements. Une wedding-planneuse (Clara Prieur) chauffe la salle. Séance photo avant que les convives ne soient invités à gagner leur siège sur un gradin installé de l’autre côté du rideau. Face à eux, étendue sur le sol dans une mare de sang, morte, Eurydice. Musique.
Orphée et Eurydice - Halle 47 Festival Pulsations 2023 © Piergab
Sur scène, en octobre 2018 à l’Opéra Comique, puis en DVD, l’interprétation d’Orphée et Eurydice par Raphaël Pichon et son ensemble Pygmalion n’est pas une découverte. Le travail sur la texture orchestrale continue d’irriguer la partition ; l’accentuation des contrastes d’engendrer la théâtralité requise pour extirper de son linceul une œuvre sinon marmoréenne. Projetés au cœur du drame, les artistes du chœur font de nouveau valoir leur excellence collective. Chaque intervention chorale est un hymne à la polyphonie et une aspiration à l’éternité. L’espace, judicieusement utilisé par Eddy Garaudel pour représenter le drame, sert aussi à décupler l’expérience sonore, telles ces percussions placées derrière les gradins qui ponctuent de secousses telluriques la scène des enfers. Le royaumes des ténèbres convient mieux au lieu et à l’orchestre que le séjour des ombres heureuses. Les champs Elyséens restent difficile à concevoir dans ce décor de béton où le doux chant de la flûte peine à s’épanouir.
L’acoustique n’est pas davantage favorable aux voix. Nuisible aux récitatifs, l’effet de réverbération amollit les consonnes et creuse les voyelles. Au vu des libertés prises avec la partition originelle, n’aurait-il pas été judicieux de pratiquer quelques coupures ? L’écran de surtitre placé en hauteur ne peut pallier la faiblesse de la déclamation, essentielle à l’œuvre, d’autant que le rôle d’Orphée n’est pas écrit dans le registre le plus confortable de Blandine de Sansal. Si rompue soit la mezzo-soprano à la pyrotechnie vivaldienne, l’infernale cadence de « Espoir renais à mon âme » est un défi difficile à relever dans un espace aussi vaste. Le brouillard sonore tend aussi à estomper les différences de timbre. Bien que soprano, Jacquelyn Stucker semble la sœur jumelle d’Orphée dans l’air d’Eurydice – transformé en duo par Gluck lors de la révision parisienne de la partition. Son aplomb vocal et son aisance scénique laissent augurer d’une carrière que confirment ses récents engagements, passés et à venir : Pamina à Covent Garden en début d’année ; Rosalinde à Madrid, Hambourg et au Théâtre des Champs-Elysées, Lucia dans The Exterminating Angel à la Bastille la saison prochaine. Privée de son ultime intervention, Madison Nonoa tire son épingle du jeu en prêtant au dieu Amour une voix moins légère que ne l’a imposée la tradition.
Tableau après tableau tombent les rideaux noirs qui rythmaient l’espace jusqu’à ce que la chute de la dernière de ces tentures révèle la halle dans sa perspective vertigineuse, comme un long couloir vers un autre monde. Au mépris du lieto fine (et de la musique qui va avec), Eurydice meurt une deuxième fois. Sur une reprise de la déploration liminaire, sa lente marche vers la lumière à l’extrémité de la salle plongée dans l’obscurité est une image saisissante qui rachète les quelques longueurs de la soirée.