Fédérer un public parisien autour d’un programme consacré à la finitude n’est pas donné à tout le monde, à moins de s’appeler Matthias Goerne, et de se produire avec Daniil Trifonov. Faisant écho à la récente sortie d’un album commun, les deux artistes offraient au public de la Philharmonie de Paris un programme exigeant mais subtilement choisi.
Celui-ci s’articule comme une boucle dont le trajet partirait de l’amour et de ses déceptions (Berg et Schumann), virant à la résignation face à la mort (Wolf et Chostakovitch), pour finalement mieux l’accepter et se réconcilier grâce à l’amour (Brahms). Mais la cohérence n’est pas que sur le papier : en enchaînant l’entièreté du programme, les deux musiciens en soulignent les correspondances musicales profondes.
La palette choisie pour cette soirée est un éloge de l’ombre à elle seule : ce que l’on perdrait en clarté et en univocité, on le gagne en ambivalence, en demi-teintes et en suggestions. L’approche est imparable dans le répertoire plus tardif. Les souplesses de tempo et de dynamique font merveille chez Wolf et Berg, et révèlent un Chostakovitch plus lyrique et emporté qu’à l’accoutumée. Brahms est chanté avec un peu plus de retenue (Chants sérieux obligent), mais n’en est pas moins vibrant et inspiré. Vocalement, Matthias Goerne joue ici sur du velours, profitant de chaque inflexion du discours pour proposer une couleur vocale toujours juste, qu’elle soit éclatante ou retenue à l’extrême. A ce titre, il faut saluer le jeu alerte et attentif de Daniil Trifonov. Une belle émulation semble se produire entre les deux artistes, et elle est pour beaucoup dans la réussite de ce programme.
On se demande encore si cette palette convient tout aussi bien aux Dichterliebe. Les tempi extensibles et nuances contre la partition ne sont pas gênants a priori, mais ils semblent mettre notre chanteur en danger, en l’obligeant à écourter les phrases et à fragmenter la ligne vocale. Le jeu de Trifonov est plus ramassé, très près du clavier, et très maîtrisé, au risque de passer parfois pour éteint.
On comprend aussi bien qu’il ne s’agit pas tant d’un écart de style que d’une adaptation du cycle au reste du programme. Suggérer par l’interprétation que les œuvres sont écrites parfois à plus d’un siècle les unes des autres n’est pas l’intention de nos deux musiciens. Dès lors, comment leur en vouloir, si le propos artistique est sincère ?