Vous n’en trouverez pas beaucoup, des chanteuses capables de donner dans le même concert une ballade de Schubert, mélancolique et délicate, et un air de Stephen Sondheim d’une extravagance complètement délurée.
Golda Schultz brûle les planches, elle est un théâtre à elle seule, on ne la quitte pas des yeux. Versatile et légère, rieuse, séductrice, fine mouche, elle se glisse en un clin d’œil dans l’esprit de chaque pièce de son récital, s’amuse, s’ébroue dans l’aisance d’une voix éclatante de santé, elle est là, entièrement présente ici et maintenant, elle rayonne d’intelligence et de musicalité. Complice avec le merveilleux partenaire-pianiste qu’elle a choisi, Jonathan Ware*, virtuose et coloriste, attentif à tous les changements de tempo d’une chanteuse aussi libre que musicienne.
En ouverture, et très habilement, Golda Schultz place Viola, une ballade (de treize minutes !) où Schubert réussit la gageure de transcender un poème assez piètre de son ami Schober, l’histoire longuette d’une violette qui, dès que le perce-neige annonce le printemps, revêt sa robe de velours bleu pour partir à la recherche de l’âme sœur, ne la trouve pas et meurt de consomption…
Elle y peut chauffer sa voix sur les premières mesures, avant de distiller avec art la tristesse et le symbolisme aimable de cette fable botanique. Qu’elle anime en fine diseuse.
Tout sonne vrai et ému, à l’image des très belles nuances dont elle colore son registre supérieur, en osmose avec un piano aussi expressif et changeant qu’elle.
Très remarquables, la justesse de ses expressions, et sa manière de souligner d’une main élégante un sentiment ou une inflexion du texte.
Sur les dernières notes, un trouble, sincère ou joué allez savoir…, vient embrumer son visage, illustrant une vraie nature de Liedersängerin, sachant donner à chaque mélodie son juste poids d’émotion.
Ce que l’on constatera ensuite dans des répertoires tout autres. Et d’abord dans les trois songs d’Amy Beach sur des poèmes de Robert Browning, que ce soit la fougue exaltée de « The year’s at the spring », envoyé d’un seul élan, l’effusion amoureuse de « Ah, love but a day » (mettant en valeur la chaleur du timbre et un legato sans faille), ou les harmonies voluptueuses de « I send my heart up to thee », elles aussi éclairées par des notes hautes radieuses (ce si bémol vibrant qui semble inépuisable…)
À chaque compositeur, son caractère particulier. Ainsi les Puccini. Pathétique et ardente dans Terra e mare, qu’elle anime en brusques accélérations/décélérations, phrasant avec charme Sole e Amore, adorable mélodie que Puccini reprendra telle quelle dans la Bohème, ou habitant les lignes imprévisibles de Morire ? avec une manière de naturel, de familiarité avec un langage si personnel, tout en courbes et contrecourbes.
Et qui l’amènera à donner une version ensorcelante, radieuse, de « Che il bel sogno di Doretta », la ligne musicale se promenant sur les confins supérieurs de la voix avec une incroyable facilité (apparente), enivrante et lumineuse.
On se risque à essayer d’analyser… La maîtrise de la respiration, bien sûr, un vibrato impeccablement contrôlé qui fait briller les notes, des notes hautes d’une intonation sans faille, bref une technique impavide… Tout cela jamais démonstratif, et mis au service d’une musicalité, et tout simplement peut-être d’un plaisir de chanter en tout cas très communicatif.
La valse de Musetta, « Quando m’en vo », sera envoyée avec force œillades et coquetteries, beaucoup de chic, des notes piquées parfaites et toujours cette ligne musicale capiteuse, terrassant un public définitivement sous le charme.
Public que Golda Schultz fera chanter en sourdine pour accompagner son chant de Vilja, extrait de la Veuve joueuse, d’un style hungaro-viennois aussi authentique que celui de la Csárdás de la Chauve-Souris, où elle sera évidemment souveraine, envoyant des trilles espiègles et térébrants.
Mais les plus étonnants, les plus débridés, merveilleusement incongrus, seront les deux airs de Stephen Sondheim, d’abord « Could I leave you », qui commence comme une valse d’adieu moqueuse, et devient de plus en plus insolent, mordant, incisif, dans un accelerando débridé avant d’aller jusqu’à des glapissements à l’effet comique garanti, puis du même Sondheim « The glamourous life », tout autant grinçant et décomplexé, avec toujours un accent américain impayable, nasillard à souhait.
Là encore, ce qui est étonnant, c’est la versatilité de ce talent, cette agilité à passer d’un univers à un autre, ce côté caméléon, cet instinct d’attraper sans coup férir le ton juste. Et ce bonheur évident à être sur scène, cet abattage de showwoman, cette concentration aussi, la justesse du théâtre qui se joue sur son visage. Sans parler de la beauté de la voix, de sa maturité, de sa plénitude.
En bis, elle donnera à nouveau le premier des songs d’Amy Beach. Et puis, en annonçant qu’elle ne l’avait pas chanté depuis on ne sait combien de temps, l’air de Susanna des Noces, « Deh vieni non tardar ». Imposant en un éclair une qualité d’écoute et une émotion palpables.
Et rappelant qu’elle est une magnifique mozartienne**. Aussi.
* Jonathan Ware avait été le complice du remarquable premier CD de Golda Schultz, This be her verse, consacré à cinq compositrices, de Clara Schumann à Kathleen Tagg.
** Non moins remarquable, son CD « Mozart, you drive me crazy » avec la Kammerakademie Postdam, dirigée par Antonello Manacorda.