Dans le domaine des concerts où la littérature et le théâtre sont à l’honneur, l’ensemble baroque Masques fondé par le claveciniste Olivier Fortin s’est créé une place singulière, riche en spectacles passionnants. Le nom de l’ensemble vient d’ailleurs des « masques » de l’Angleterre Élisabéthaine dans lesquels le théâtre et la poésie s’alliaient naturellement à la musique, au chant et à la danse. Olivier Fortin était donc le complice idéal de Laurent Pelly pour ce spectacle qu’il définit comme une « mascarade », les « maschere » de la Commedia dell’arte ayant précédé la réforme théâtrale de Goldoni. Le spectacle est inspiré de deux œuvres de ce dernier, traduites par Agathe Mélinand, l’Impresario de Smyrne et Il Teatro Comico qui évoque la vie quotidienne dans un théâtre. On sait la passion de Goldoni pour la musique et l’opéra (il collabora avec Vivaldi pour deux opéras et Haydn composa entre autres Le Monde de la Lune sur un de ses livrets). Dans l’Impresario de Smyrne, il met en scène des chanteurs d’opéras arrivés à Venise pour le carnaval après des tournées épuisantes à travers le pays. Leurs rivalités éclatent au grand jour quand un pseudo impresario aristocrate leur annonce qu’un riche marchand turc, venu de Smyrne, a promis à des amis d’engager les meilleurs chanteurs de Venise afin de monter là-bas un opéra. La rencontre des artistes avec lui est particulièrement cocasse, notamment son affrontement avec le castrat qu’il appelle « l’eunuque » ! Dans le rôle, Thomas Condemine, bouffon virevoltant, nous décoche même un aigu de contre-ténor saisissant. S’ensuivent embrouillaminis, querelles amoureuses et chausse trappes à l’envi. Cependant derrière le burlesque des situations, le public s’attache à ces personnages à la dérive et de leurs caricatures sourd une réelle émotion. Surtout quand, à la fin, l’impresario turc prend le large en laissant les chanteurs et leurs bagages sur le quai.
Le spectacle, tel un ballet baroque, est chorégraphié au cordeau et la musique est un protagoniste essentiel. Olivier Fortin au clavecin, Mélisande Corriveau au violoncelle et Paul Monteiro au violon, bien que jouant en arrière-scène, acquièrent une présence singulière car la mosaïque formée d’œuvres de Galuppi, Vivaldi, Corelli et Durante rythme constamment la pièce. Et, puisqu’il est question de voyages et d’une tournée exotique, de savoureux bruitages ponctuent l’action (vagues, mouettes, grincements d’amarres, craquements de navire dans les vagues).
Dans un beau et sobre décor, tous les comédiens sont excellents : Jeanne Piponnier, Eddy Letexier (le Turc), Cyrille Collet, impresario pervers qui manipule cruellement les femmes et Antoine Minne dans l’inénarrable librettiste Maccario (Une auto-caricature de Goldoni lui-même ?). La présence sur scène de Natalie Dessay laisse présager que parmi eux se cachent aussi d’autres comédiens chanteurs. Ainsi le rôle de l’amoureux transi Pasqualino est naturellement confié au ténor Damien Bigourdan qui interprète, bien vaillamment, le fameux « O del mio dolce ardor » de Gluck. À ses côtés, la soprano Julie Mossay, à la belle ligne de chant, pétille d’esprit et de verve dans l’air de la Servante Maîtresse de Pergolèse. Quant à Natalie Dessay, comédienne remarquable, elle redevient, le temps d’un air, la grande cantatrice que nous avons tant aimée dans l’émouvant « Sposa, son disprezzata » de Vivaldi (sons filés, sublime pianissimi et aigus rayonnants). Le public est aux anges !