L’excellence règne sur la Colline verte, et c’est un triomphe que remportent chanteurs, orchestre et chef dans le Festspielhaus à l’issue de cette représentation de Götterdämmerung, preuve s’il en fallait une que l’époque est faste pour Wagner. Humble et timide, tout de noir vêtu au milieu des musiciens en short et chemisette bariolés (chaleur en fosse oblige), Kirill Petrenko récolte, presqu’à son corps défendant, les lauriers de quatre soirées. Ce soir, plus encore peut-être, les a-t-il menées à sa manière où toute grandiloquence est absente, où même les crescendo assourdissants – la marche funèbre – laissent entendre la luxuriance des détails, où chaque leitmotiv trouve une juste place. S’il fallait une image, on écrirait que le chef d’orchestre charpente si bien ses pupitres, les juxtapose de telle sorte qu’il édifie une maison avant même d’en avoir posé les murs.
Dans pareilles conditions, les chanteurs s’épanouissent. Catherine Foster déconcerte tant l’aigu est émis avec évidence. Mais pour cette dernière journée elle ajoute au lyrisme le mordant de la femme bafouée en privilégiant le métal du timbre : son deuxième acte est haletant. Stefan Vinke présente d’abord une voix enlaidie dans le duo du prologue, bien vite corrigée, pour triompher de toutes les embuches et donner une mort toute en nuances et demi-teintes. Hormis quelques attaques un peu basses, Stephen Milling (Hagen) est parfaitement en place, violent et noir à souhait. Alejandro Marco-Buhrmester (Gunter) se distingue de son demi-frère maudit par l’élégance de la ligne et la beauté du timbre. Allison Oakes est plus à sa place en Gutrune qu’en Freia dans L’Or du Rhin, malgré un aigu toujours peu affirmé. Claudia Mahnke ajoute, avec le même talent et la même justesse dans l’expression, deux rôles à sa Fricka des premières journées : Waltraute et la deuxième Norne. Parmi les trois tisseuses, Christiane Kohl l’emporte sur la première Norne d’Anna Lapkovskaja. Celle-ci se rattrape en Flosshilde, aux cotés de ses deux comparses (Mirella Hagen, Julia Rutigliano) toujours aussi délicieuses et bien chantantes.
Comment finissent des dieux lorsqu’on a nié leur essence et qu’on les a réduits d’entrée de jeu à d’exécrables individus ? Comment l’amour, pierre angulaire de l’oeuvre ainsi que le démontrait brillamment Stéphane Longeot, peut-il racheter l’humanité ? L’amour ? Ha ha ha ! Frank Castorf lui a réglé son compte quelque part dans une mauvaise chambre de Motel de la route 66, dans la campagne azerbaidjanaise et sur Alexanderplatz. Aussi les intrigues matrimoniales du Crépuscule – entre Berlin Ouest et Est, devant la bourse de New York (voir la description complète des scènes dans la chronique de Maurice Salles l’an passé) – et enfin la rédemption par l’amour, dernier leitmotiv de la Tétralogie, n’ont pas leur place dans le récit. Quel flot sémantique irrigue alors cette mise en scène du Ring ? Notre trivial quotidien, nos conceptions faciles de l’amour : Siegfried séduit par Gutrune, assouvit ses ardeurs, puis se reprenant, demande à Gunther le nom de sa sœur. C’est pourquoi Brunnhilde salue le mort comme par convention, puis s’en va, son devoir accompli. Ce refus de la fin, ce refus du spectaculaire (malgré les décors et le dispositif vidéo) est aussi la signature d’une forme d’impuissance à raconter jusqu’au bout. D’autant que ce dernier volet retrouve certains défauts de La Walkyrie, notamment dans ses références nombreuses et parfois obscures (le rite vaudou où l’on crache du liquide sur les murs ?) ainsi que dans la perte de lisibilité des rapports entre les personnages. Au global, d’un prologue à la cohérence forte, en passant par un demi-échec ou encore le scandale reptilien du troisième, ce dernier volet parachève la geste de l’équipe technique dans ses réussites et ses ratés. Colère des uns, adulation des autres, dépit, je-m’en-foutisme des blasés de la tyrannie des metteurs en scène… De tout cela Frank Castorf fait une mise en scène totale, distordue et insaisissable dans sa globalité, qu’il calque sur l’œuvre d’art totale. C’est surement son plus bel hommage : l’aporie finale de ce Gotterdammerung est une démonstration, consciente, que jamais l’œuvre ne sera épuisée. Ultime pied de nez ou au contraire parfait retour au début du cycle ?