Les douze coups de minuit énoncés par l’orchestre (les cors) au début de l’ouverture donnent le ton. Nous allons être plongés dans le fantastique. Initialement programmée pour la saison 2020-21, cette Nonne sanglante réapparaît à Saint-Etienne, dont la défense et l’illustration de l’opéra français sont le fil rouge. Bien que tombé dans un profond oubli (2), le second opéra de Gounod avait connu le succès, attesté par des recettes par soirée supérieures à celles des Huguenots. Mais il fut vite cassé par le nouveau directeur de l’Opéra, qui en arrêta brutalement les représentations, qualifiant l’ouvrage d’« ordure » (1). Inspiré d’une légende médiévale revue par nombre d’auteurs (Lewis, puis Nodier), le livret de Scribe (et Casimir Delavigne), n’était pas son premier à répondre au goût du temps pour le fantastique, les fantômes et revenants (3). Meyerbeer, Auber, Halévy, Verdi aussi, un temps intéressés, puis Berlioz, avaient renoncé à l’écriture de l’ouvrage, qui échut au jeune Gounod.
Nous sommes au XIe siècle, en Bohême. Deux familles rivales se livrent une guerre sans merci. Pierre l’Ermite, qui prêche la croisade, met fin aux combats et propose avec autorité d’unir la fille de l’une au fils aîné de l’autre. Or Agnès aime et est aimée du fils cadet, Rodolphe. Ajoutez à cela la vengeance que veut assouvir la Nonne, elle aussi prénommée Agnès, victime du père, et vous aurez les principaux ingrédients d’un drame renouvelé, sombre à souhait, où le sang coule, même si nos amoureux en sortent saufs. (4)
Comment éviter le grand-guignol auquel l’intrigue invite ? Véritable défi pour la mise en scène que cette histoire complexe, où le surnaturel se conjugue de façon constante à un récit bien concret. Dans sa reprise, l’Opéra-Comique avait fait le choix de la transposition (costumes « gothic » du rock métal, recours au noir et blanc, références psychanalytiques etc.). Ce soir, rien de tel. Point de décors, juste quelques éléments mobiles, étranges, païens, d’origines et de cultures archaïques, intemporelles : une masse rocheuse élément de forteresse, un portique de bois sculpté, cinq totems-tikis apparentés, inégaux, aux figures fascinantes, une dizaine de colonnes lumineuses, changeantes, c’est à peu près tout. Les variations du cadre de scène, tant dans ses dimensions que dans sa profondeur, les éclairages recherchés et pertinents suffiront à renouveler les tableaux. La couleur y est essentielle, que l’on verra magnifiée dans les costumes, somptueux, de la plus belle facture, s’inscrivant dans le droit fil de ceux que dessina Nicolas Roerich pour la création du Sacre du printemps. Le recours ponctuel à la tournette, à la trappe, contribuera à l’animation du plateau. Mais surtout, la diffusion irrégulière, inexorable, depuis les cintres, de fines particules écarlates, jusqu’à constituer un tapis rouge, entraîne le spectateur dans l’horreur des dernières scènes.
L’ouvrage aurait dû s’intituler « Rodolphe », car c’est lui le personnage central, dont les interventions sont les plus nombreuses et les plus riches. Mais « la Nonne sanglante » accrochait davantage. Pour la plupart des chanteurs, il s’agit d’une prise de rôle. Dans celui, écrasant, de Rodolphe, Florian Laconi n’a rien à envier à l’incarnation qu’en donnait superbement Michael Spyres. Tous deux figurent parmi les meilleurs ténors propres à restituer dans toutes leurs qualités les grandes figures de nos opéras du XIXe S. Si la partition ne confie que deux véritables airs à notre héros, il est de la plupart des ensembles, et l’on admire son endurance vocale. La suprême aisance, la souplesse, l’égalité des registres, les aigus rayonnants sans qu’il lui soit nécessaire de projeter, les couleurs, tout est là.
Erminie Blondel donne à Agnès la fraîcheur et la passion attendues. Ses deux duos, avec Rodolphe, puis, à la fin avec le comte, sont remarquables. La Nonne de Marie Gautrot impressionne par son autorité. Ses imprécations, les passages recto-tono sont servis par une voix sonore, aux appuis solides, toujours intelligible. Arthur, le page de Rodolphe, est confié à la délicieuse Jeanne Crousaud. Juvénile, ardente, ses couplets « l’espoir et l’amour dans l’âme » nous touchent, comme « un page de ma sorte », avec son contre-ut de toute beauté.
Des trois basses, Jérôme Boutillier, le Comte Luddorf, et son rival, le baron Moldaw, ici Luc Bertin-Hugault, participaient déjà à la distribution parisienne. L’un comme l’autre s’y montrent exemplaires : les phrasés, les couleurs, la parfaite articulation, le sens dramatique sont au rendez-vous. Les couplets du premier sont un moment de bonheur vocal. Le Pierre l’Ermite que campe Thomas Dear est spectaculaire. La carrure comme la voix sont à la mesure du personnage, tyrannique et inquiétant. Bien qu’Anna et Fritz soient de petits rôles, il faut souligner les qualités d’émission de Charlotte Bonnet et de Raphaël Jardin, dans leur charmant duetto.
Les chœurs, magnifiques de cohésion et de projection, préparés par Laurent Touche, n’appellent que des éloges. Obligés, mais originaux, le chœur des soldats, celui des buveurs, mais surtout le chœur des morts (4) impressionnent par leurs caractères propres et leur force. Malgré sa longueur, la partition, d’une grande richesse d’invention, fait la part belle aux petits ensembles comme aux soli, illustrant fort bien l’action. Les nombreuses pages purement symphoniques, de l’ouverture au ballet, en n’oubliant pas la grande scène des morts, après l’intermède fantastique, sont autant de réussites. Familier du répertoire lyrique français, émule de Georges Prêtre, Paul-Emmanuel Thomas permet à l’Orchestre symphonique Saint-Etienne Loire, aux solistes et aux nombreux chœurs de donner le meilleur d’eux-mêmes. La direction, tour à tour, énergique, dramatique et poétique, restitue avec bonheur les climats et les évolutions propres à chaque scène.
Laurent Bury, rendant compte pour Forumopéra de la recréation conduite par Laurence Equilbey, concluait en souhaitant à la Nonne sanglante de « toujours se situer aux mêmes sommets ». Non seulement, cette nouvelle production y parvient sans peine, par une distribution quasi idéale, mais, aussi par une mise en scène beaucoup plus pertinente. De longues ovations d’un public conquis ont salué chacun et tous. On souhaite à cette courageuse et belle réalisation d’être partagée par d’autres institutions lyriques, elle le mérite pleinement.
(1) Depuis 1854, il avait fallu attendre 2018 pour que l’Opéra-Comique l’inscrive à son programme. Un DVD (Naxos) en a conservé la réalisation. Auparavant, en 2010, CPO avait diffusé en CD une intégrale où la distribution ne comportait aucun chanteur francophone…
(2) Imposé par le Second Empire à ses débuts, l’ordre moral ne pouvait supporter ni le titre, ni le livret.
(3) Il avait déjà signé La Dame blanche (Boieldieu, 1825), une Somnambule (Hérold, 1827), Robert le Diable (Meyerbeer, 1831), entre autres.
(4) Un dossier fort complet relatif à cet ouvrage, signé Yonel Buldrini, a été publié sur le site.
(5) Où Gounod va aussi loin que Weber dans la scène de la Gorge aux loups du Freischütz.