Placido Domingo traverse une période difficile sur le plan personnel : sa sœur est hospitalisée aux Etats-Unis et l’ex-ténor, reconverti baryton, annule régulièrement ses participations prévues de longue date. Au Teatro Real de Madrid, il devait interpréter Gianni Schicchi, le personnage bouffe du dernier opéra complet de Puccini. La situation actuelle l’en a dissuadé. L’histoire aurait pu s’arrêter là, mais par égard pour le public de sa ville natale, le baryton offre un petit récital entre la version concert de Goyescas (Granados) et de la farce puccinienne mise en scène par le cinéaste américain Woody Allen.
Et ce qui passe pour politesse devient électrisant dès le premier air. « Nemico della patria », extrait d’Andrea Chenier, tombe parfaitement bien dans la voix du madrilène. Le style est forgé par des décennies de chant, la ligne se développe irréprochable et assise sur un souffle impressionnant ; enfin la présence scénique laisse pantois, car même en costume trois pièces le personnage est là, dans l’instant. D’autant que le timbre s’est assombri un chouïa depuis les Due Foscari de Londres en novembre 2014 (où l’auteur de ses lignes l’entendit live pour la dernière fois). La salle exulte dès ce premier air. Ce n’est rien en comparaison de l’interprétation qu’il donnera quelques minutes plus tard de l’air de Macbeth : « Pietà, rispetto, amore », très intérieur et recueilli puis enflé dans un crescendo de puissance et d’intensité phénoménales ! En guise de conclusion, le chanteur invite Maite Alberola à le rejoindre pour donner toute la scène entre Germont Père et Violetta à l’acte II de la Traviata. On retrouve les mêmes qualités que précédemment mais c’est peut-être là que le timbre trahit davantage l’Alfredo qu’il fût. Sensible, la soprano lui donne une réplique touchante où la différence d’âge est d’autant plus troublante. On passera plus rapidement sur Bruno Pratico au vibrato incontrôlé, aux vocalises à la traine et aux effets malcantistes rondement menés. Luis Cassino est honorable en Falstaff malgré un manque de soutien dans le medium.
Cet interlude réveille une salle que la version de concert de Goyescas avait quelque peu laissé de marbre. Il faut dire que l’œuvre brille plus par son orchestration (adaptée de la partition initiale au piano) que par son livret (écrit pour coller à l’existant). En conséquence c’est l’orchestre très bien préparé de Guillermo García Calvo qui l’emporte par le lyrisme et la suavité notamment dans les interludes entre les tableaux. Sur une écriture complexe rythmiquement, le chœur, très sollicité, n’est pas en reste pendant les deux premiers tableaux. Les solistes sont au global décevants. La Rosario de María Bayo, fâchée avec la justesse, déploie un chant monocolore plutôt acide qui ne parvient pas ne serait-ce qu’à esquisser l’amoureuse. A l’opposé, le ténor Andeka Gorrotxategi bénéficie d’un timbre chaleureux et de beaux aigus. En Pepa, Ana Ibarra rend crédible son personnage au prix de graves forcés et poitrinés. Son compagnon de scène César San Martín (Piquero) est assez transparent.
Au retour de l’entracte, c’est Woody Allen qui présente en Europe le dernier volet du Triptyque qu’il a mis en scène pour le Los Angeles Opera. Presque classique si l’on oublie l’écran de cinéma qui introduit la représentation avant le début de la musique, l’américain traite la farce par l’hyper-réalisme. La maison, un peu décatie, fourmille de détails et de babioles, et l’on aperçoit les toits de Florence au loin entre sous-vêtements et autres frocs qui sèchent sur les cordes à linge. Seul l’habit indique que ces personnages ne feraient pas tâche dans un Chicago des années de la prohibition. Le costume raillé blanc et noir de Schicchi, laisse peu de doute sur la vision que s’en fait le cinéaste : c’est un truand. D’ailleurs il déclame son adresse au public en agonisant, poignardé par une Zita vengeresse cependant que le petit Gherardo pleure sur son corps. Quelques idées comiques sont du plus bel effet : le testament est retrouvé dans une casserole de spaghetti que Zita sème aux quatre vents à mesure qu’elle en prend connaissance. L’ironie mordante, est, bien entendu un autre ressort de Woody Allen. Aussi il fait placer le corps de Buoso devant la porte d’entrée de la maison avec un chapeau miteux. Chacun des visiteurs (docteur, notaire) lui laissera une aumône en partant. La direction d’acteur navigue entre réalisme et grand boulevard pour le plus grand plaisir des interprètes. On retrouve dans des emplois à leur mesure les deux clés de fa du récital, de même que Maite Albertola en Laureta sémillante tant scéniquement que vocalement. Le Rinuccio d’Albert Casals est juvénile à souhait même si l’on aimerait un peu plus de générosité à l’aigu. Enfin, ce dernier soir c’est Lucio Gallo qui remplace Placido Domingo. Entendu la semaine précédente à Zurich en Dulcamara aphone, l’interprète surprend par une voix saine et franche, doublée d’une roublardise scénique particulièrement jubilatoire.