Clémence de Grandval compte parmi les rares compositrices françaises qui sont parvenues à se faire un nom dans un monde musical dominé par les hommes et marqué par de forts préjugés. Aristocrate de naissance, Marie-Félicie-Clémence de Reiset est la fille d’un militaire et d’une écrivaine, qui l’encouragèrent dès son plus jeune âge à étudier la musique. Son talent fut cultivé sous la tutelle du compositeur Friedrich von Flotow, un ami de la famille. Dégagée de tout souci financier, la jeune fille continuera à nourrir sa passion pour la composition après son mariage avec le vicomte de Grandval, demandant à Camille Saint-Saëns, qui la tenait en haute estime, d’être son professeur. Il était difficile alors pour une femme compositrice, surtout lorsqu’elle était riche, d’être perçue autrement que comme une amatrice, mais Clémence de Grandval parvint à se faire remarquer et à gagner l’estime de ses collègues grâce à ses partitions de musique de chambre, ses mélodies, ses messes, ses oratorios et, enfin, ses opéras. Mazeppa est le dernier opus d’une petite dizaine d’œuvres lyriques composées par Clémence de Grandval entre la fin des années 1850 et les années 1890. Après s’être illustrée d’abord dans le genre de l’opéra-comique, Grandval se consacre progressivement à des sujets plus graves et ambitieux : Mazeppa est en quelque sorte l’aboutissement d’une carrière, son magnum opus.
Le livret, de la plume de Charles Grandmougin et Georges Hartmann, puise dans les mêmes sources que l’opéra homonyme de Tchaïkovski, mais l’action commence là où le poème de Byron s’achève : le jeune Mazeppa gît dans la steppe ukrainienne, après avoir été porté par un cheval fou depuis les plaines polonaises. Les vers de Victor Hugo en exergue de la partition résument la situation : « il court, il vole, il tombe / Et se relève roi ! ». En effet, les cris du pauvre hère attire Matréna, la fille du roi d’Ukraine Kotchoubey. Ce dernier perçoit l’arrivée énigmatique de cet homme, qui déclare avoir été supplicié par un Polonais, comme un signe des cieux : il décide de le faire général des armées dans la guerre qui l’oppose aux Polonais. Revenu victorieux, Mazeppa est porté en triomphe par le peuple et avoue son amour à Matréna, qui l’aime en retour. Mais Iskra, un jeune ukrainien, épris de Matréna, est rongé par la jalousie. Bien décidé à anéantir son rival, il révèle au roi les ambitions traîtres de Mazeppa : une alliance avec les Suédois contre le tsar. Mazeppa n’apparaît alors plus comme un héros, ni pour le peuple, ni pour le roi, ni même pour le spectateur. Matréna ayant fait le serment de suivre Mazeppa dans tous ses projets, elle est maudite par son père et sombre dans la folie. Au dernier acte, perdue dans son délire, elle ne reconnaît par le pauvre Mazeppa, mais frisonne en entendant son nom et maudit à son tour son ancien amant, avant de mourir dans ses bras. Le héros déchu, revenu à sa solitude première, n’a plus qu’à se lamenter sur sa destinée brisée.
À partir de ce livret très orignal, ne serait-ce que par la localisation de l’action, assez exceptionnelle dans l’opéra français, Clémence de Grandval signe une partition contrastée et puissante. L’ouverture, pleine de vigueur, figure la cavalcade éperdue de Mazeppa attaché à son cheval. La plainte du cor anglais se fait soudain entendre, accompagnant la désolation de Mazeppa blessé. L’instrument suivra de ses sonorités mélancoliques le personnage de Mazeppa tout au long de l’œuvre, comme un compagnon de déroute. Après un très séduisant chœur à bouche fermée, Mazeppa est secouru et rapporte son supplice dans un récit expressif. Les scènes d’ensemble, à la fin du premier, du deuxième et au quatrième acte, ne sont pas forcément là où Grandval est la plus inspirée, la masse orchestrale se révélant assez compacte. Mais l’air de Matréna (« Quand jadis ma mère ») au début du deuxième acte séduit par ses réminiscences gounodiennes, où l’on descelle aussi une vraie singularité. L’arioso d’Iskra qui lui succède (« Ne te souviens-tu plus de ces heures bénies ») charme par son lyrisme délicat et sa ligne mélodique soignée.
Le troisième acte constitue le sommet expressif de la partition, avec un grand duo d’amour introduit par un prélude, où s’entrelacent les lignes du cor anglais et du hautbois. Les délices harmoniques et les raffinements orchestraux de ce duo entre Mazeppa et Matréna signalent l’influence de Saint-Saëns et de Lalo, mais surtout de Massenet, devant lesquels Grandval n’a pas à rougir. On retiendra également les danses pleines de caractères de l’acte IV, orchestrées avec brio et versant pleinement dans la couleur locale, après une chanson de Matréna qui avait tout pour être un tube (« Loin de la steppe en fleurs »). Enfin, le dernier acte fait apparaître Matréna, dans sa folie douce, comme une lointaine cousine de l’Ophélie de Thomas.
Mazeppa fut créé à l’Opéra de Bordeaux et n’eut jamais les honneurs de l’Opéra de Paris, où les directeurs privilégiaient les œuvres inédites en France. Clémence de Grandval put tout de même organiser un concert à la Salle Pleyel où elle accompagnait elle-même les chanteurs au piano. Et c’est à Munich, avec la complicité du Palazetto Bru Zane, que cette œuvre renaît aujourd’hui après une centaine d’années d’oubli.
Commençons par louer les exceptionnelles qualités de l’Orchestre de la Radio de Munich, qui défend avec beaucoup de probité et d’enthousiasme cette partition oubliée. Les différents solos des instruments à vent, ainsi que ceux du premier violoncelle et du premier violon, sont particulièrement soignés. L’homogénéité de l’ensemble est assurée par Mihhail Gerts, attentif à la poussée dramatique et à la clarté des différents plans. Sa direction est un exemple d’équilibre, permettant de savourer les détails de l’orchestration (notamment l’usage du saxophone dans la petite harmonie), sans perdre de vue le tableau d’ensemble
On a déjà pu goûter la versatilité de ton dont est capable Tassis Christoyannis, aussi à l’aise dans les rôles de méchants que dans les rôles de héros. Il apporte au personnage trouble de Mazeppa ce qu’il faut de clarté et d’ombres. Le timbre, charnu, et le phrasé, incisif, font merveille dans son récit du premier acte. On perçoit aussi, dans le soin apporté à la déclamation, sa fréquentation assidue du répertoire lyrique des XVIIe et XVIIIe siècles français. Jusqu’au dernier acte, le chanteur émeut dans les scènes lyriques et raffinés et impose son autorité tranchante dans les scènes d’ensemble.
Nicole Car impressionne dans le rôle de Matréna. Très investie sur le plan dramatique, elle confère à chaque scène une grande crédibilité, qui nous emporte parfois au-delà du cadre d’une version de concert. L’aigu est éclatant, le médium riche, le français digne de louanges, même si le verbe aurait parfois mérité d’être plus acéré. Visiblement pénétrée, attentive à donner toute sa chance à cette partition par un engagement sans faille, la chanteuse mérite amplement son triomphe à l’applaudimètre.
Il n’y a pas tant de rôles d’antagoniste écrits pour ténors, mais quand le personnage principal est tenu par un baryton-basse, l’équilibre des voix impose ce choix. L’écriture du rôle d’Iskar est d’ailleurs assez singulière, puisque Grandval convoque beaucoup le registre aigu dans des coups d’éclats répétés. Julien Dran assure crânement sa partie hérissée de la, de si et d’ut à répétition, concluant des lignes heurtées qui signifient la douleur et la rouerie du personnage. Il sait aussi se faire plus tendre dans son air du deuxième acte, en mettant en valeur les nuances et les couleurs de son timbre séduisant.
Le roi Kotchoubey a l’apparence d’Ante Jerkunica. Il offre un portrait puissant du personnage, grâce à un timbre minéral et une autorité naturelle, qui laisse percer quelques soupçons de tristesse dans le finale du quatrième acte, lorsqu’il lance l’anathème sur Mazeppa et sa fille. Enfin, le rôle assez court mais décisif de l’Archimandrite est tenu avec beaucoup de rigueur et d’application par Paweł Trojak.
Les chanteurs du Chœur de la Radio Bavaroise, solidement préparés, participent à la réussite de cette résurrection. L’œuvre, diffusée en direct par la Bayerischer Rundfunk, fera l’objet d’une publication dans l’indispensable et précieuse collection discographique « Opéra français » du Palazzeto Bru Zane. Nous avons déjà hâte de pouvoir réécouter certains des plus séduisants morceaux de cette œuvre singulière !