Qu’il paraît loin, le temps où un Riccardo Muti, pourtant ardent défenseur du retour aux partitions originales, pouvait encore afficher à La Scala un Guglielmo Tell, autrement dit une traduction de l’opéra français écrit par Rossini pour Paris ! Depuis 1988, le monde lyrique a parcouru assez de chemin pour que la version initiale reprenne le chemin des scènes, au point que plus personne, espérons-le, ne songerait à proposer Guillaume Tell autrement qu’en français, même à Cardiff ou à Varsovie, les deux villes par où est d’abord passée la production que présente maintenant le Grand Théâtre de Genève.
C’est d’ailleurs, assez logiquement, avec ce même Guillaume Tell que le bâtiment avait été inauguré en 1879 : pouvait-il y avoir d’autre choix que « notre opéra national », ainsi que l’appelait alors la presse suisse ? Choix éminemment patriotique par le sujet, à condition d’oublier que ledit opéra était l’œuvre d’un Italien installé en France, d’après une pièce allemande. Patriotique également, ce trio du deuxième acte que parodia Offenbach dans La Belle Hélène (que les mélomanes genevois pourront entendre le mois prochain). Patriotiques, assurément, les scènes évoquant la résistance suisse contre l’occupant autrichien, même si ce ne sont pas ces moment-là que réussit le mieux Jésus López-Cobos, dont la direction élégante s’épanouit davantage dans les passages plus sentimentaux.
On pourrait alors presque s’étonner que la distribution de cette œuvre « patriotique » n’inclue qu’un seul chanteur dont le français est la langue maternelle, mais là aussi, en quelques décennies, les choses ont beaucoup évolué, et il faut saluer les qualités de diction de la plupart des artistes réunis. Bonnet d’âne malgré tout pour deux d’entre eux : Erlend Tvinnereim, mais Rodolphe n’est heureusement pas un personnage majeur, et Alexander Milev, dont le mauvais français fait plus de ravages, en Melcthal et surtout en Walther Furst. Toujours lisible, la mise en scène de David Pountney ne cherche pas à situer l’action ailleurs que là où elle se passe, mais évite le piège du folklore helvète : les costumes du chœur sont ceux, grisâtres, d’un prolétariat indéterminé du début du XXe siècle, mais chacun se pare bientôt d’un élément traditionnel coloré pour traduire la volonté d’échapper à l’oppression. Grâce à des panneaux de plexi-glass stylisant un glacier, le décor réussit à évoquer un paysage montagnard sans tomber dans la carte postale. Les ballets réglés par Amir Hosseinpour (voir notre interview) apportent au premier acte une touche de modernité pleine d’humour ; au troisième acte, sans éluder la représentation des brutalités perpétrées par l’occupant, ils la symbolisent par des procédés artistiques plutôt que de la mimer dans sa crudité.
© GTG / Magali Dougados
La distribution associe prises de rôle et habitués. Grand titulaire actuel d’Arnold, John Osborn parvient à nous offrir le meilleur des deux traditions d’interprétation, entre Nourrit et Duprez : aigus éclatants lorsqu’il le faut, pris en voix de tête pour son duo avec Mathilde, avec un art de ne jamais appuyer ce qui ne doit surtout pas l’être. Révélation avec Nadine Koutcher, récente lauréate du premier prix au concours de Cardiff : cette récompense était justifiée, car sa Mathilde est fort belle : naturelle, limpide et fraîche, avec toute la distinction qui sied à cette noble dame. Quant à Jean-François Lapointe, son Guillaume Tell a la solidité attendue, même si le grave pourrait être plus sonore ; « Sois immobile » est un beau moment d’émotion. Echappant aux rôles comiques, Doris Lamprecht (Hedwige) livre un chant expressioniste un peu hors de propos. Aigus percutants, actrice convaincante, Amelia Scicolone (Jemmy) paraît faite pour ces personnages de jeunes garçons comme l’Ascagne qu’elle sera ici même en octobre dans Les Troyens. Enea Scala (Rudi) a le timbre haut placé qui le destine à ce répertoire romantique, mais certaines couleurs nasales gâtent un peu son chant. Franco Pomponi accentue peut-être un peu trop le côté « méchant » de Gesler, mais la mise en scène l’y invite, qui fait du gouverneur une sorte de Nosferatu en fauteuil roulant. Alexander Milev est sans doute un fort bon interprète de Grémine et de Kontchak, mais il doit impérativement améliorer sa diction s’il veut aborder le répertoire français.
Très sollicité, le Chœur du Grand Théâtre de Genève tient très dignement sa partie, avec toute l’ardeur que requiert le rôle des Helvètes opprimés ou des Autrichiens oppresseurs (la partie de chasse du deuxième acte est ici clairement présentée comme une chasse à l’homme, dont sont victimes les trois couples unis par Melcthal au premier acte). On déplore malgré tout quelques décalages avec un Orchestre de la Suisse Romande en bonne forme. Et maintenant que « notre opéra national » est revenu sur la scène genevoise, y entendra-t-on bientôt Le Chalet d’Adolphe Adam, où l’on chante fameusement les « Vallons de l’Helvétie » ?