Quelques chiffres, d’abord. Quelques millésimes, plus précisément. C’est en 2002 que le compositeur et chef d’orchestre Laurent Petitgirard conçoit le projet d’un opéra sur les sectes et la manipulation mentale. Malgré diverses péripéties, le dossier avance, et en 2009 la création de Guru à l’Opéra de Nice est annoncée pour février de l’année suivante. Entre-temps, Paul-Emile Fourny perd la direction de ladite institution, et ses successeurs annulent tout. Faute de mieux, Laurent Petitgirard enregistre sa partition à Budapest (parution en 2011 chez Naxos). Enthousiasmé par ce disque, Philippe Auguin, nouveau directeur musical de l’Opéra de Nice, propose de monter l’œuvre en octobre 2013. Mais le projet tombe à nouveau à l’eau. En février 2014, une version mise en espace est prévue au Châtelet, mais elle ne figure finalement pas dans la brochure de saison. La Pologne s’intéresse alors à l’œuvre, un généreux mécène français apporte son indispensable contribution, et en octobre 2017 Guru doit ouvrir la saison de « l’Opéra au Château » de Szczecin. En mai 2017, une aile dudit château s’écroule, le bâtiment entier est fermé au public. Et l’on en arrive à cette création maintes fois retardée, en septembre 2018, à Szczecin.
Qui aurait imaginé un tel parcours du combattant pour l’opéra du secrétaire perpétuel de l’Académie des Beaux-Arts, le deuxième après Joseph Merrick dit Elephant Man (2002, Prague et Nice) ? D’un autre côté, comment penser qu’une œuvre lyrique dotée d’un livret solide, d’une vraie progression dramatique et de personnages émouvants trouverait sa place dans un paysage musical où ces qualités sont devenues rares, voire méprisées ? Comment penser qu’un compositeur sachant écrire pour les voix serait accueilli à bras ouverts à l’heure où cette compétence paraît secondaire pour se lancer dans la conception d’un opéra ? Guru est un de ces opéras hélas trop rares, qui ne maltraitent ni le texte, ni les chanteurs, ni les spectateurs, et qui ne se parent d’aucun des tics et gadgets à la mode ; c’est aussi un opéra qui ne fait pas table rase du passé récent, mais qui se souvient que le genre, en France, a été porté à des sommets par Debussy, Honegger ou Messiaen. Voilà qui suffit peut-être à expliquer pourquoi sa création scénique a tant tardé.
© M. Grotowski
Elle n’a heureusement rien perdu pour attendre et, pour ne pas être l’une des plus grandes maisons d’opéra de la planète, la salle installée dans le château de Szczecin n’en a pas moins mis de solides moyens au service de cette partition. Suite à la défection de Daniel Mesguich, prévu en 2017 mais indisponible en 2018, le compositeur a suggéré Damian Cruden, directeur du Theatre Royal de York, qui fait à cette occasion ses premiers pas dans la mise en scène lyrique. Pour visualiser cette histoire de manipulation mentale sur une île fermée au commun des mortels, le Britannique aura peut-être songé à la série télévisée Le Prisonnier : chacun des membres de la secte se voit attribuer un numéro figurant sur ses vêtements, et le décor se compose de boules de loto géantes superposées de part et d’autre d’une ouverture ronde évoquant un hublot de sous-marin. Un personnage semble arrivé là un peu par erreur : Marie, recrue n° 89 mais qui refuse d’être un numéro, qui refuse de se soumettre aveuglément aux ordres du gourou, et la seule qui survivra au suicide collectif de la secte. Pour mieux traduire sa différence, Laurent Petitgirard a choisi de ne pas la faire chanter, mais déclamer en rythme, et le rôle est admirablement servi par son épouse Sonia Petrovna, avec qui il avait notamment enregistré une mémorable version de Jeanne au bûcher. Hubert (dit Huub) Claessens est un gourou « normal », d’autant plus dangereux qu’il est moins effrayant ; dommage seulement qu’il soit parfois couvert par l’orchestre, ce qui semble tenir moins à l’aphonie qui l’a frappé lors de la générale, paraît-il, qu’à une fosse un peu trop généreusement ouverte. Dans le rôle d’Iris, mère de l’enfant devenu « l’Elu » de la secte, Bożena Bujnicka fait forte impression dans le moment le plus émouvant de l’œuvre, l’arioso qui ouvre le dernier acte. Dans le rôle de Marthe, Gosha Kowlinska fait valoir un puissant timbre de mezzo et une excellente maîtrise du français. En complices du gourou, Paul Gaugler et Guillaume Dussau ont moins d’occasions de se mettre en avant mais s’acquittent fort bien de ce qui leur est demandé. Autour d’eux, les six solistes interprétant les « nouveaux adeptes » et le chœur d’Opera na Zamku défendent avec conviction une œuvre qui les sollicite à de très nombreuses reprises. Sous la direction du compositeur, l’orchestre sert lui aussi avec finesse une partition exigeante.
Parmi les innombrables opéras français ayant vu le jour à l’étranger (Samson et Dalila, Werther, Fervaal, Sigurd…), Guru est en bonne compagnie. Mais il serait juste que cet opéra ne reste pas un simple numéro d’opus dans la carrière de Laurent Petitgirard, et soit aussi donné en France.