Dans la famille Bach, après le fils Johann Christian mis à l’honneur la veille 9 août dans le délicieux concert des Ombres avec la mezzo-soprano Fiona McGown, voici les deux grands-oncles, Johann Christoph (1642-1703) et Johann Michael (1648-1694), ainsi qu’un cousin au second degré, Johann Bernhard (1676-1749). Ils sont réunis autour de leur célèbre parent pour le spectacle enthousiasmant proposé en création par l’Escadron Volant de la Reine en co-production avec Bach en Combrailles, ce 10 août à l’abbaye de Mozac. Mit Weinen habt sichs an (« Avec des larmes commence [cette vie de chagrin] ») de Johann Christoph sert de fil conducteur à ce programme très intelligemment construit autour des trois âges de la vie, le commencement, « das Mittel » (« le milieu ») et « das Alter » (« la vieillesse »), chaque partie étant introduite par l’une des trois strophes du motet.
Célébration de la naissance du Christ, la cantate BWV 62, Nun komm der Heiden Heiland (« Viens maintenant, sauveur des païens »), suit la première strophe. Au pessimisme du motet, centré sur les pleurs de l’enfant, répond le caractère festif de la cantate qui met en avant l’émerveillement devant la venue de Jésus. Puis le pessimisme revient avec la deuxième strophe, interprétée a cappella dans un bas-côté ; soucis et cruauté du destin y dominent alors que « les belles années s’enfuient ». De nouveau, les pièces qui suivent offrent un contrepoint à cette vision sombre de l’âge adulte, avec l’aria contemplative pour alto de Johann Michael Bach « Auf, lasst uns der Herren loben » (« Louons le Seigneur ») et plus encore la sublime aria « Mein Freund ist mein, und ich bin sein » (« Mon ami est à moi, et je suis à lui »), extraite de la cantate Meine Freundin, du bist schön (« Mon amie, tu es belle ») de Johann Christoph Bach, sur des textes tirés du Cantique des cantiques. Soprano et violon solo y dialoguent dans un chant d’amour d’une grâce exquise. Une pièce de Johann Bernhard Bach, l’ouverture pour orchestre en sol mineur, offre une belle conclusion à cette partie : ses différents morceaux, dansants ou plus méditatifs, semblent récapituler le déroulement d’une vie humaine avec ses moments contrastés. La troisième strophe du motet vient rappeler qu’avec la vieillesse, c’est le « triste tombeau » qui nous guette. Le texte de la cantate BWV 135, Ach Herr, mich armen Sünder (« Ô Seigneur, moi, pauvre pêcheur ») y fait écho en évoquant la détresse du chrétien face à la mort et au jugement divin et finalement la paix du croyant dans l’acceptation de ce jugement. Le concert s’achève avec un motet de Johann Michael Bach, Halt, was du hast (« Garde ce que tu as »). Tandis qu’alto et ténor chantent l’urgence de se détacher des possessions terrestres pour ne garder que la foi en Dieu jusqu’à la mort, soprano et basse font entendre le choral « Jesu meine Freude » (« Jésus ma joie ») ; les deux groupes se rejoignent peu à peu pour un bouleversant adieu au monde, ou en termes métaphoriques, « Bonne nuit à l’être » (« Gute Nacht, o Wesen »), souhaitant par là même de façon plus prosaïque une bonne nuit au public.
S’il est difficile de se prononcer sur la nuit même, la soirée dudit public fut elle excellente. L’ensemble l’Escadron Volant de la Reine, habitué du festival, a livré une prestation en tous points réussie ; en l’absence de direction, les musiciens, tous également impliqués, font preuve d’une écoute, d’une confiance et d’un respect mutuels qui met chacun en valeur au moment opportun. Malgré la chaleur qui oblige à de nombreux accordages, les instrumentistes, qu’ils soient très exposés comme les hautboïstes Vincent Blanchard et Nathalie Petibon et surtout la violoniste Marie Rouquié, au jeu souple et habité, ou plus en retrait, sont tous totalement investis dans une partition qu’eux aussi semblent chanter, et se donnent la parole de façon très naturelle.
Eugénie Lefebvre, Corinne Bahuaud, Davy Cornillot, Etienne Bazola © Léonard Berton
Le quatuor vocal partage la même vision de la musique comme œuvre commune. Si chacun a individuellement l’occasion de briller, personne ne tire la couverture à soi dans les tutti et la communion est parfaite. Seule réserve, un léger problème de volume : les chanteurs disparaissent un peu derrière l’orchestre, notamment dans le premier chœur de la cantate BWV 62 où le choral est quasiment inaudible, mais aussi dans les interventions solistes. Bien sûr le choix d’un seul chanteur par pupitre en est en partie responsable, mais cette faiblesse est probablement davantage due à l’acoustique, dans la mesure où Étienne Bazola et Davy Cornillot, déjà solistes lors du concert d’ouverture à Pontaumur lundi, n’avaient rencontré aucune difficulté pour projeter leur voix dans toute l’église. Ajoutons que cela devait dépendre de l’emplacement puisque des spectateurs installés à d’autres endroits de l’abbaye de Mozac n’ont pas tous eu cette impression.
Quoi qu’il en soit, le jeune ténor a déployé les mêmes qualités vocales et interprétatives qui l’avaient fait ovationner en avril à Clermont-Ferrand pour l’Evangéliste d’une Saint-Jean dirigée par Blaise Plumettaz. Les traits semblent faciles, le passage en voix de tête est fluide et délicat, et surtout le texte est vécu, rendu avec une entière conviction, chaque mot portant une inflexion particulière (le « stille » de son aria dans la cantate BWV 135 est ainsi d’une sobriété déchirante), aidé par une diction parfaite. Étienne Bazola lui aussi confirme sa prestation de lundi avec une belle homogénéité sur un registre assez large, notamment dans l’aria de la cantate BWV 62, « Streite, siege, starker Held! » (« combats, vaincs, puissant héros ! »), même si certaines vocalises paraissent parfois un peu héroïques – mais après tout, cette aria incite le Christ à lutter pour le salut de l’humanité. Le récitatif de la cantate BWV 135 permet à l’alto profond et au phrasé impeccable de Corinne Bahuaud de s’épanouir pleinement, avec un continuo réduit au minimum (orgue et violoncelle). La soprano Eugénie Lefebvre fait quant à elle entendre un timbre ravissant et des aigus moelleux dans l’aria « Mein Freund ist mein, und ich bin sein », interprétée avec tendresse et chaleur.
Comme le concert d’ouverture, celui-ci propose un parcours entre ombre et lumière, évoquant la mort et installant la foi mais aussi la musique comme remèdes à l’angoisse qu’elle suscite. Et quand la musique est aussi belle et qu’elle est aussi bien servie, nul doute que la nuit brille tout autant que le jour.