Julie Roset rentre à peine du Cap (Afrique du Sud), le front orné des lauriers du 1er prix du Concours Operalia Placido Domingo. Notons au passage que l’année 2023 fut faste pour le chant français puisque le mezzo Eugénie Joneau y a reçu quant à elle un second prix.
Le nom de Julie Roset s’inscrit sur des tablettes où l’on trouve, pour le palmarès féminin, ceux de Mmes DiDonato, Yoncheva, Yende, Garifullina, Willis-Sorensen, Davidsen ou Dreisig… et, chose qui intriguera ceux qui ne la connaissent que dans le répertoire de la Renaissance ou du Baroque, c’est avec l’air des Clochettes de Lakmé qu’elle s’est présentée en finale… Peut-être une nouvelle orientation pour celle qui, après des études de chant à Avignon puis à Genève, et déjà lauréate en 2022 du concours Laffont du New York Metropolitan Opera, a été choisie et mise en valeur par les Christie, Chauvin, Pichon, Agnew, Descotte et autre Daucé. Et qui par ailleurs a co-fondé l’ensemble La Néréide avec Ana Vieira Leite et Camille Allérat, pour chanter le répertoire madrigalesque de Luzzaschi ou Marenzio.
Pour l’instant, vêtue de la même robe aux reflets dorés que pour la finale du Cap, la voici donc en Galatea, sous la direction de celui qu’on pourrait considérer comme son mentor, Leonardo García Alarcón, qui lui a fait chanter aussi bien Monteverdi que Sigismondo d’India, Sacrati que sa propre Pasión Argentina.
En attendant la Cité Bleue
Cet Acis and Galatea est le dernier des concerts hors les murs préfigurant l’ouverture à Genève de La Cité Bleue, salle nouvelle ouverte à « toutes les musiques », mais qui sera d’abord la maison de la Cappella Mediterranea. Un lieu relativement petit (300 places) mais doté d’un système acoustique qu’on annonce unique et inouï, permettant de créer en temps réel toutes les ambiances sonores possibles, selon les répertoires qu’on y jouera. Et dont, en tout cas, très logiquement, l’ouverture se fera en mars prochain avec l’Orfeo, le premier des opéras,
Comme l’Orfeo, Acis and Galatea est une Pastorale, créée par Haendel en 1718, un little opera, très admiré de Mozart qui en donna une version réorchestrée en 1788, sur commande de Gottfried van Swieten, qui se chargea de transcrire le livret en allemand. C’est l’une des nombreuses aventures d’une partition, que Haendel lui-même gonfla pour solistes, chœur et grand orchestre, et qu’en 1732 il fit chanter par trois des stars du moment, Anna Maria Strada, le castrat Senesino et la basse Montagnana, avant que Mendelssohn n’en élabore aussi sa propre conception.
Ce que Leonardo García Alarcón propose ici, en associant sa Cappella Mediterranea avec l’Orchestre de Chambre de Genève, c’est la version de Mozart, mais avec le texte anglais restitué. Tous ces musiciens jouant, chose remarquable, sur instruments anciens, et au diapason de Mozart, c’est-à-dire 430 Hz. Pour se mettre au service d’une musique dont le charme, l’émotion, l’évidence se jouent de toutes les transformations qu’elle a connues. La fraîcheur, la générosité de l’inspiration de Haendel ont quelque chose d’irrésistible.
Et si Mozart, qui venait de donner Don Giovanni mais était dans une période financièrement difficile, une fois de plus, accepta ce travail que n’importe qui aurait pu accomplir, c’est bien sa palette orchestrale qu’on entend là, des bassons, des cors, et bien sûr ses chères clarinettes, s’ajoutant aux flûtes et hautbois de la version originelle.
Un Haendel qui swingue
C’est le swing de García Alarcón qui se donne à entendre dès la Sinfonia d’ouverture ! Menée d’un geste impérieux (et, nous dit-on, sur un tempo bien plus vif qu’à la répétition générale), elle court la poste, posée sur des basses généreuses, la relative importance de l’effectif, cordes, vents et orgue positif, induisant un son plus charnu, plus ample, plus profond que la version habituelle, avant d’introduire le « O the Pleasure of the Plains » du chœur des bergers qui comme dans la version initiale est formé des solistes, mis à part les trois protagonistes bien sûr, la nymphe Galatée, le berger Acis et le cyclope Polyphème, lui aussi amoureux de la belle.
Julie Roset rayonne dès son air d’entrée « Hush, ye pretty warbling Quire ! », là encore sur un tempo d’enfer, où ses vocalises aériennes rivalisent avec celles des traversos, évidemment réquisitionnés pour les oiseaux dans la charmille. Timbre exquis, avec de la rondeur, beaucoup de sourire dans la voix, et des vocalises aériennes, des trilles, d’un envol aussi léger que celles et ceux des flûtes.
Une palette de ténors
Acis, c’est le toujours excellent Mark Milhofer, qui dans son sobre costume de ville gris et sa cravate d’un jaune très anglais (lui qu’on a vu dans nombre de compositions joyeusement extravagantes) n’a ni l’allure, ni tout à fait l’âge (qu’il nous pardonne !) d’un jeune berger grec, mais quelle juvénilité et quel charme conquérant dans ce timbre si clair, si volatil et si perché ! L’un des attraits de ce concert sera de faire entendre plusieurs voix de ténors radicalement dissemblables, plusieurs émissions, des écoles de chant différentes. À son accent évidemment délicieusement genuine, Mark Milhofer, familier de Purcell et de Britten, ajoute une relation de longue date avec le répertoire italien (Monteverdi aussi bien que Rossini), d’où une maîtrise des ornements et beaucoup de rayonnement à la fois, et surtout une limpidité quasi de haute-contre.
Contraste avec l’entrée de Valerio Contaldo, très bondissant berger Damon… Ténor lyrique aussi, à l’émission qu’on dira italienne, solaire, solide et charpentée, mais suffisamment souple pour offrir des vocalises à plein voix, d’une rutilante santé. Lui aussi spécialiste de chant baroque, l’Orfeo de García Alarcón est comme toujours d’une intense présence physique, la voix projetée et ardente.
Comme s’ils voulaient entrer en joute, la ballade d’Acis, « Love in her eyes », d’une voix particulièrement ouverte, sera sur un rythme de barcarolle un festival de notes hautes éblouissantes.
Précédant la romance de Galatea « As when the dove » où c’est avec les flûtes à bec et le violon solo de Girolamo Bottiglieri que Julie Roset dialoguera. Beaucoup de grâce et de naturel dans ces mélodies candides, enrichies de coloratures et d’arabesques gentiment voluptueuses.
Quant à leur duo « Happy We ! », jubilant et extraverti, soutenu par le cors naturels virtuoses de Matthieu Siegrist et Pierre Burnet, il n’en rendra que plus solennel le chœur « Wretched Lovers ! », annonciateur de sombres nuées. Somptueux moments d’une polyphonie savante -et on souvient là qu’on a affaire aux compositeurs du Messie et du Requiem. Ecriture fuguée, inquiétantes lignes de cor, pauses sépulcrales, opulence de la matière sonore, introduisant l’entrée du cyclope Polyphemus.
C’est la basse suédoise Staffan Liljas, impressionnant de rudesse virtuose, mais capable de douceurs touchantes sur « and my Love » pour dessiner un morose amoureux transi et violent. On pourrait souhaiter un timbre plus profond mais il pallie cela par une articulation mordante et une précision rivalisant avec celles des violon et traverso solos.
Le Coridon de Fabio Trümpy fera entendre, dans sa brève intervention soliste, un nouveau timbre de ténor, qu’on appellerait presque di grazia, tant il est suave et joue subtilement de la voix mixte, le timbre aussi charmeur que la ligne de chant. Coridon incite Polyphème à la douceur et à la diplomatie, s’il veut conquérir Galathée, plus que réticente pour le moment.
Dans un air de bravoure vigoureux, « Love sounds th’alarm », Mark Milhofer multipliera les éclats, les portamentos, les trilles conquérants, répondant à de cinglants appels des vents.
Damon, lui, dans une vibrante intervention aux ornements exquis d’un Valerio Contaldo tutoyant superbement les sommets de sa tessiture, n’essaiera pas d’apaiser Acis, l’incitant plutôt à profiter de tous les plaisirs qu’offrent si fugacement la vie et les amours.
L’émotion immédiate
La fin du drame approche. À laquelle Haendel donne une forme musicale très originale : au-dessus du duo très joyeux et scandé des deux amoureux (sur le thème « la tourterelle délaissera les bois avant que je ne laisse mon amour ») viennent se poser sur un rythme deux fois plus vif les imprécations furieuses du Cyclope, qui finit par écraser le berger sous un pesant rocher.
Mort d’Acis. Superbe et bref lamento par Milhofer accompagné seulement par l’archiluth de Mónica Pustilnik et les contrebasses, puis rupture totale de ton. Marquée par un glissement vers fa mineur, une tonalité que la facture ancienne des instruments rendait redoutable pour les musiciens, mais terriblement expressive et douloureuse, celle du très beau, très intense chœur « Mourne, all ye Muses, weep, all ye Swains », l’un de ces passages où Haendel crée l’émotion dès les deux ou trois premières notes, et Mozart s’émerveillait de ce talent-là. Un chœur au dessus duquel plane la voix de soprano de Maud Bessard-Mirandas, et où on distingue le beau contre-ténor Leandro Marziotte et la solide basse Raphaël Hardmeyer, et qui s’écarte un instant pour faire place à la déploration de Galatea, avant de l’inviter à user de ses pouvoirs magiques.
Le dernier air de Galatea « Heart, the Seat of soft Delight », ce moment où elle transforme Acis en fontaine immortelle d’eau claire, offrira à Haendel et à Julie Roset prétexte à multiplier de liquides ondulations vocales d’une transparence de rivière anglaise, avant l’ultime péroraison du chœur. Moment où s’entend la ferveur des interprètes, d’autant plus grande que ce concert, superbe on l’aura compris, n’aura été donné que cette unique fois. Porté par le charisme toujours étonnant de Leonardo García Alarcón.
Prochaine étape donc, l’ouverture de la Cité Bleue, manière de pari pour lui, qui se voyait bien diriger un théâtre vers ses soixante-cinq, mais à qui l’opportunité en est offerte vers ses quarante-cinq…
Gageons qu’il continuera quand même à courir la planète. Infatigablement semble-t-il. Et à révéler de nouvelles partitions. Il paraît qu’il en a mis de côté quelques-unes.