Le cours du Nasdaq s’effondre, à l’image du patriarche qui a fait un malaise au beau milieu d’un dîner chic (smoking pour les trois hommes et robe du soir pour Agrippina) et qu’on a vu (vidéo sur le rideau encore baissé) sous respirateur dans un service de soins intensifs. Veillé par une jeune infirmière dévouée (Poppea) qui va s’incruster dans la famille (dysfonctionnelle).
L’Agrippina de Zurich, mise en scène par la Néerlandaise Jetske Mijnssen, se réincarne en comédie grinçante, multipliant les clins d’œil vers Netflix avant de bifurquer vers le vaudeville avec amants dans les placards (de cuisine). On joue – comme le font Haendel et Grimani – avec les conventions, on subvertit par l’ironie ou la dérision les formes traditionnelles et l’inoxydable aria da capo. Comme eux on biaise, on détourne (90% des airs étaient de récupération) jusqu’au moment où, sans qu’on s’y attende, ces fantoches, ces machiavels (machiavelles plutôt) de série télévisée seront traversé(e)s d’émotions vraies, et on changera alors complètement de registre.

Le jeu avec les poncifs
Les références à la Rome antique (poncif XVIIe siècle) sont remplacées par des références au capitalisme familial, celui des Arnaud ou des Bolloré (poncif XXIe). Au naufrage en pleine mer de l’empereur Claude on substitue le naufrage financier qui menace la Firme. Dans le scénario originel, Claude est sauvé de la noyade par le gentil Othon, qu’il veut dès lors désigner comme son successeur. Ici, il est sauvé grâce aux bons soins hospitaliers du même, qui le ramènera dans son salon en chaise roulante, accompagné par Poppée et sa mallette de médicaments.
En guise de palais romain ad libitum, un vaste salon lambrissé (cliché décoratif), une antichambre à jardin, une autre à cour, meublées en faux Louis XVI, séparées de l’espace central par deux doubles portes que tous s’obstinent à laisser béantes et qu’Agrippina va à chaque fois refermer pour que ses intrigues, ses apartés, ses mensonges ne transpirent pas. Ça n’empêche pas d’écouter ce qui se passe dans la pièce à-côté, ce que font beaucoup Pallas et Narcisse, deux affranchis, ici deux attachés de direction fantoches qu’Agrippina n’a aucun mal à manipuler : l’un, Pallas, baryton bouffe (José Coca Loza), est persuadé de la tenir par son sex-appeal (déshabillage de comédie de boulevard avec bretelles et chaussettes), l’autre, Narcisse, contre-ténor (Alois Mühlbacher), est éperdu de désir pour les appas de la dame, qui le caresse dans les endroits sensibles et le réduit à quia.

Fond vert
Agrippine s’agite, complote, veut faire de Néron, son grand dadais de fils qu’elle a eu d’un premier mariage, vieillissant gamin barbu, à baskets et casquette à l’envers, s’isolant sous ses écouteurs (sans doute pour ne pas entendre sa mère) le successeur de Claude à la tête de la Firme. Elle est prête à toutes les vilenies pour évincer Othon, le seul gentil dans cette histoire (rôle somme toute ingrat où Jakub Józef Orliński est d’une sincérité touchante).
Dans une telle mise en scène, tout repose sur l’abattage des comédiens, d’autant que l’essentiel se passe en récitatifs, les airs sont nombreux (plus d’une trentaine), mais pour la plupart assez courts. Anna Bonitatibus joue avec esprit son rôle de matrone comploteuse hyper-active. Passant du tailleur-pantalon d’executive woman à la défroque de la veuve en grand deuil chantant son chagrin devant un fond vert de télévision et des caméras vidéo (idée astucieuse). Le même matériel aura servi à Néron quelques instants auparavant pour faire son discours aux pauvres, auxquels il jette des dollars (qu’il récupèrera).
Piques légères
Comme on le voit, le capitalisme ne subit que des piques légères qui ne lui feront pas grand mal. L’opéra de Haendel, son premier gros succès à Venise pendant le Carnaval 1709, n’avait pour dessein que d’amuser. Son librettiste, le cardinal Grimani, en se servant de l’Empire romain, plantait quelques banderilles sur le dos du Vatican, ce qui plut beaucoup aux Vénitiens, très anti-Rome, mais au demeurant le pouvoir des papes ne s’en porta pas plus mal.

Détournements caustiques
À propos de piques, la cavatine de Néron « Qual piacere a un cor pietoso » est un joli exemple de détournement ironique : cette cavatine recycle un air d’une cantate « Un sospir a cui si muore » qui ne parlait que de soupirs amoureux. Ici il s’agit des plaintes de ceux qui meurent de faim. Haendel s’offre un assez caustique private joke, mais le public n’y vit bien sûr que du feu.
Précédée d’un introduction pathétique, cette déploration qui dans un autre contexte tirerait des larmes fait ici sourire. On y admire la suavité du cantabile de Christophe Dumaux qui dessine un Nerone brillant, la voix éclatante de projection dès son air d’entrée, « Con saggio tuo consiglio », une sicilienne ondoyante, où Harry Bicket, qui le connaît bien, le suit en souplesse dans ses alanguissements et ses subtils mezza voce. La beauté du timbre, la sensualité des phrasés, des pianissimos quasi maniéristes, comme l’est son rubato, sur un tempo très lent (et à nouveau Harry Bicket étirera les phrases en parfaite complicité), feront de son air rêveur du deuxième acte « Quando invita la donna l’amante » un moment suspendu de bel canto haendelien, avant que son air du troisième acte « Come nubbe » (d’ailleurs très raccourci) pétaradant de virtuosité ne vienne parachever sa démonstration.

Anna Bonitatibus en majesté
En mai 2009, ici-même, cet air fut un des triomphes d’Anna Bonitatibus qui chantait Nerone dans la production zurichoise précédente d’Agrippina (sous la direction de Marc Minkowski, avec Vesselina Kasarova dans le rôle-titre).
On a dit l’humour de sa composition d’Agrippina, maîtresse-femme, mère abusive, froide manipulatrice. Elle est une parfaite méchante, version féminine du Frank Underwood de House of cards. À cette réjouissante incarnation, elle ajoute une éblouissante performance vocale.
Dès sa première aria, aria di tempesta s’il en est, « L’aria mia fra le tempeste », elle emporte le morceau, rivalisant avec le hautbois solo acrobate de Philipp Mahrenholz, puis avec des trompettes fringantes. Ornements virtuoses, fougue dévastatrice, elle enchaîne avec gourmandise les coloratures, traversant toute sa tessiture à grandes enjambées vocales. L’air, soit dit en passant, recycle le chœur final triomphant de la Rezurrezione… d’où proviendra aussi son air maléfique « Ho un non so che nel cor », sur un tempo jubilant (elle viendra d’ourdir son complot en affirmant à Poppea que Ottone l’a trahie et l’a cédée au vieux Claudio en échange du trône, – et toute la suite découlera de ce mensonge).
Mais dans d’autres airs, tel « Tu ben degno », en dialogue avec les violoncelles, un air caressant et totalement hypocrite adressé à Othon, c’est la chaleur du timbre, la souplesse des phrasés, la beauté du registre grave, qui sont mises en valeur, un dramatisme suggéré uniquement par les couleurs de la voix. De même dans « Non ho cor che per amarti », ponctué de trilles d’une légèreté insaisissable.

L’aria sublime
Mais l’air qu’on attend, le moment phare de cet opéra, c’est bien sûr l’aria « Pensieri, voi mi tormentate », dont le pathétique stupéfie, premier essai dans ce registre d’un Haendel de vingt-quatre ans.
Les puissantes scansions orchestrales, quasi beethoveniennes, qui l’introduisent puis la ponctuent, sont l’occasion de dire à quel point le son de La Scintilla, dirigée par Harry Bicket, est magnifique de plénitude tout au long de cette production. La richesse des assises graves (cinq violoncelles et deux contrebasses), le brio des vents (flûte à bec et hautbois notamment, très souvent sollicités par Haendel), le mordant des trompettes, mais surtout la subtile balance entre l’articulation nerveuse et un rubato très libre rivalisent avec la mise en scène pour rendre cette partition étonnamment dynamique et vivante.
Que dire de cette cantilène, de cette longue arabesque vocale, d’une tristesse térébrante, où Anna Bonitatibus est au-delà du beau chant, de la fureur des deux parties allegro, de l’interminable silence qu’elle ose au centre de l’aria, plongeant l’auditeur dans l’angoisse avant le retour de la plainte douloureuse, partant de l’extrême grave pour monter jusqu’au plus aigu (avec le hautbois), bifurquant vers un récitatif introverti avant de s’enflammer à nouveau et de mourir sur les accords implacables de l’orchestre à nouveau. Sublime moment.

Burlesque assumé
La direction d’acteurs de Jetske Mijnssen, très serrée, joue à plein la veine buffa, certains airs sont raccourcis et les récitatifs aussi. Les gags fonctionnent, notamment celui des bouteilles avec lesquels sortent chacun des protagonistes bernés, réduits à aller boire seuls dans leur chambre pour oublier leurs déboires amoureux.
C’est dans cette cuisine que Poppea, informée des intrigues d’Agrippina, piègera tous ses prétendants avec la complicité de son amoureux Ottone dont elle ne doute plus de la sincérité. Scènes burlesques dont Jakub Józef Orliński, tour à tour coincé dans l’armoire aux casseroles ou le placard à balais, sera le témoin caché. Jusqu’à leur duetto exquis « No, no, ch’io non apprezzo », où leur deux voix chantent ensemble pour la première fois, trop brièvement, mais Haendel l’a voulu ainsi.

Le doux Orliński
Ce qui frappe d’abord dans l’incarnation vocale de Jakub Józef Orliński, c’est la douceur, un chant aux couleurs mélancoliques (« Il y a des larmes dans sa voix », nous disait notre voisine). Son air d’entrée, « Lunsinghiera mia speranza », sur un motif ostinato des violons enchaîne les vocalises ondoyantes, aussi vaillant soit-il avec son rythme qui avance sans cesse, et avec ses coloratures haut perchées, dessine un personnage de jeune homme sensible, que suggère aussi sa sage coiffure et son costume élégamment sportswear.
C’est devant une forêt de micros et entouré de silhouettes à son image qu’il répétera sa campagne électorale dans l’air brillant « Coronato il crin d’alloro », tout en ornementation et en coloratures, qu’il maîtrise sans difficulté. Mais son sommet d’émotion, il l’atteindra quand il aura été lâché de tous, évacué plutôt brutalement, avec son matériel électoral, et qu’il reviendra la narine saignante et la chemise débraillée pour l’autre sommet de la partition, sa plainte « Voi che udite il mio lamento » où il sera magnifique.

Effondré contre une cloison, il donnera à nouveau à entendre ces teintes un peu blêmes, où il excelle, cette fragilité touchante, cette limpidité du timbre et ces longs phrasés, ces alanguissements qui sont sa marque. Et de tout cela la reprise da capo, en duo avec la flûte à bec semblera donner un écho estompé, d’une grande poésie. Non moins touchante, son aria « Tacerò… Soffrirò » accompagnée du violoncelle solo au troisième acte où son art du cantabile et sa manière de colorer le son feront merveilles.
Humour noir
Au chapitre de l’auto-dérision, mention spéciale à Nahuel Di Pierro dans le rôle passablement ridicule de Claudio, lamentable dans ses ébats poussifs avec Poppea, grotesque quand il se débat avec un tire-bouchon récalcitrant –l’efficace Lesbo – Yannick Debus, gigantesque factotum à la voix de bronze, lui viendra en aide, de même que plus tard quand il bataillera avec son nœud papillon, autre gag récurrent.

Il n’empêche, dans « Pur ritorno a rimirarvi » accompagné du violoncelle et de l’archiluth, puis dans « Vieni o cara », la chaleur du timbre, le legato, le charme enjôleur des larges phrasés, les demi-teintes, les longues tenues, les portamentos sont pur bel canto. Le baryton argentin excelle aussi dans les airs de fureur parodiques tel « Cade il mondo soggiogato », où sa voix peut se déployer dans sa puissance et maîtriser l’ornementation tout en bouffonnant (et en tricotant de grandiloquentes coloratures comiques). Idem dans « Io di Roma il Giove sono », où il se fait de plus en plus pressant, de plus en plus tactile avec Poppea, qui fait mine de se laisser faire, d’où de nouvelles coloratures sur l’ostinato d’accords de l’orchestre.
Là encore on a le sentiment que le jeune Haendel se moque des conventions en usage (en même temps qu’il se coule dans le moule italien avec souplesse).
On ne va pas divulgâcher la fin, d’un humour noir assez réussi. On dira simplement que Poppea passera du statut de peste à celui de serial killeuse… Qu’un instant on la croira seule survivante du massacre, jusqu’au moment où Agrippina…
Mais on n’en dira pas plus.
Quoiqu’il en soit, à la fin, ce sont les femmes qui triomphent.