Il ne se passe pas une année sans qu’une œuvre vocale de Haendel figure à l’affiche du Festival international d’opéra baroque et romantique de Beaune. La dernière représentation d’Alcina remonte à près de vingt ans : en 2005, Karina Gauvin et Ann Hallenberg avaient alors brillé de mille feux dans le fameux dramma per musica du compositeur. Après une trilogie Monteverdi remarquée (ici et à Versailles), Stéphane Fuget se lance ce soir pour la première fois dans la direction d’un grand opéra de Haendel.
Dès l’ouverture, où mille détails mériteraient d’être soulignés, la direction inventive de Stéphane Fuget impressionne. Le chef propose des climats variés et installe une dynamique grâce à de nombreuses ruptures de tempo et de nuances. Sans jamais tomber dans le systématisme, il n’oublie pas pour autant les moments de poésie et de pure beauté musicale, comme ces très belles appoggiatures insérées dans l’accompagnement orchestral. Toutefois, les prises de risque ne payent pas toujours : on regrette par exemple la précipitation de l’aria « Ama sospira » de Morgana au deuxième acte, où le chef semble ne laisser respirer ni la chanteuse ni le violon solo. Mais même imparfaite, la proposition de Stéphane Fuget a le mérite de passionner.
Chef inspiré, Stéphane Fuget est également un remarquable continuiste, et il faut applaudir le duo qu’il forme aux clavecins avec Marie van Rhijn. Leur inventivité permet un soutien sans faille à l’orchestre et aux chanteurs, ainsi que de très belles transitions entre récitatifs et airs. Les instrumentistes des Épopées répondent avec courage et vaillance aux multiples exigences de leur chef. Toutefois, malgré une acoustique favorable ce soir à la Cour des Hospices, le faible effectif orchestral – seulement huit violons – peine parfois à soutenir les chanteurs. C’est notamment le cas dans l’aria « Ombre pallide » en fin du II, où l’on aurait aimé davantage de densité orchestrale pour souligner le désespoir d’Alcina.
S’il y a bien un rôle qui semblait destiné à Ana Maria Labin, tragédienne et baroqueuse hors pair, c’était celui de la magicienne Alcina. En véritable prima donna, elle y débute ce soir avec une maîtrise technique impressionnante (trilles d’une précision redoutable, aigus tranchants), ainsi qu’une attention constante portée au texte. Virtuose, l’Alcina d’Ana Maria Labin sait aussi être émouvante, comme en témoigne son bouleversant « Mi restano le lagrime » en fin de représentation. Un peu avant, la soprano a gratifié le public d’un moment déchirant et hors du temps. Dans un « Ah, mio cor » pris par Stéphane Fuget à un tempo d’une lenteur ahurissante, la soprano lance ses « traditore ! » tels des flèches, et déploie toute l’étendue de son talent : autorité de la projection, stabilité de la ligne vocale, étendue du souffle.
Le personnage de Ruggiero tombe à merveille dans la vocalité et la tessiture d’Ambroisine Bré. La mezzo-soprano y est pleine de tendresse et de subtilité (superbe « Verdi prati »), même si son « Stà nell’Ircana » la montre en légère difficulté. La délicieuse Morgana, qui aurait dû ce soir être incarnée par la regrettée Jodie Devos, de Gwendoline Blondeel est un régal. Le timbre est pulpeux, l’incarnation est piquante mais sans aucune minauderie. Imaginative dans les da capo, la soprano est attendrissante à souhait dans « Credete al mio dolore », aux côtés du violoncelle solo d’Alice Coquart. En Bradamante, Floriane Hasler est d’une vaillance à toute épreuve et d’une belle musicalité. Elle s’avère toutefois un rien gênée par la tessiture grave du rôle, qu’elle contourne habilement vers l’aigu dans les reprises (« Vorrei vendicarmi »).
Juan Sancho incarne pour la quatrième fois de sa carrière le rôle d’Oronte, et cela se ressent. Chantant quasiment sans partition, le ténor sévillan affronte avec panache les vocalises, notamment dans un « È un folle » ébouriffant, prenant des risques vocaux payants dans les aigus. Si le timbre parfois strident de Samuel Mariño peut diviser, le jeune sopraniste offre un portrait émouvant et techniquement assuré du jeune Oberto, loin des dérapages de son premier récital discographique. Enfin, annoncé souffrant, Luigi de Donato doit renoncer à son aria, mais fait preuve de courage en assurant les récitatifs du rôle de Melisso.