En somme, monter Alcina, ce n’est pas difficile. Il y faut seulement sept chanteurs excellents, rompus au bel canto haendelien, c’est-à-dire le parangon du bel canto, un chef qui ait de la verve, de la précision, du lyrisme, et qui aime les chanteurs, et un metteur en scène dont l’imaginaire soit à la mesure du monde magique inventé par L’Arioste.
Cette conjugaison de talents, c’est ce qui a lieu à Lausanne. Et voilà une production où tout est parfait, inventif, envoûtant… Aussi réussie que l’Atys vu au Grand Théâtre de Genève quelques jours auparavant, à peu de kilomètres de là.
L’apparition d’Alcina © Jean-Guy Python
L’imaginaire baroque
Le livret, issu de l’inusable Orlando furioso, est abracadabrantesque à souhait (et n’est en somme que prétexte à l’expression des passions) : sur l’île d’Alcina, arrive Bradamante qui vient y chercher son fiancé Ruggiero, envoûté par cette magicienne. Bradamante s’est travestie en homme, sous le nom de Ricciardo, elle est accompagnée de son écuyer Melisso. A peine débarqué-e, elle-il (cette histoire anticipe l’écriture inclusive) rencontre Morgana, sœur d’Alcina, qui tombe aussitôt amoureuse de lui/elle. Or Morgana est fiancée à Oronte, que cette trahison va mettre en fureur. Quant à Ruggiero, il est prisonnier des sortilèges d’Alcina, et fou d’elle ; à tel point qu’il ne reconnaît pas Bradamante. D’ailleurs cette île terrible digne de la Shutter Island de Scorsese est emplie des anciens amants de cette grande amoureuse, qu’elle garde, transformés en animaux ou en plantes.
Voilà les prémisses de cette comédie des erreurs, où tout est trompeur, insaisissable, changeant, ce qui est l’essence même de la sensibilité baroque. Les couples se font et se défont, l’identité sexuelle devient relative, incertaine, mobile.
Une planète glacée
Le monde d’Alcina est un monde glacé. La cage de scène, sol et paroi, est noire et brillante. Y errent des personnages en costumes de cuir gris. Pénombre, éclairages polaires. Bradamante, elle aussi d’allure militaire, y est accueillie par Morgana qui porte, elle, une spectaculaire robe d’infante d’Espagne, brodée de lambrequins, comme une Ménine des terres froides. Et dès son air d’entrée, « O s’apre al riso », Marie Lys, se lance dans un premier festival de guirlandes et de notes aériennes, tutoyant les sommets de sa voix de soprano léger, virtuose, limpide et d’une aisance déconcertante. C’est la première de ses démonstrations, elles seront nombreuses, et on n’a pas fini d’admirer la verve et la facilité (apparente) des ornements dont elle adornera ses arie.
Ornements qu’elle saura rendre expressifs, ainsi dans « Ama, sospira » où sa voix si limpide dialoguera avec un superbe violon solo.
Lenneke Ruiten © Jean-Guy Python
A peine le chœur aura-t-il chanté à quel point ce monde d’Alcina est merveilleux (« Questo e il cielo de’contenti ») qu’on verra Morgana transmettre à sa sœur (elle aussi en grande robe à panier et lambrequins brodés digne de la cour de Philippe II) une boule de verre brillante. Assez mystérieuse pour l’instant. Et tandis qu’Alcina (Lenneke Ruiten dont la voix à ce moment n’aura pas encore tout son rayonnement, mais ça viendra bientôt) chantera son premier air, « Di, cor mio, quanto t’amai », où elle dit son amour profond pour Ruggiero, on verra descendre des cintres une gigantesque structure géométrique en forme de boule blanche, un polyèdre imposant, quelque chose comme une planète glacée, qui se révèlera être le palais d’Alcina.
L’empire de la peur
Autour de ce palais, dansent les chevaliers de la dame (puisqu’après tout le Roland Furieux est le dernier des romans de chevalerie), costumes de coupe contemporaine, mais taillés dans un broché rouge et or. Le thème rouge sera constamment présent, sous forme de détails, gants, chaussettes, voire semelles d’escarpins venus peut-être de chez un célèbre designer en chaussures. Les costumes, très couture, très fashion si on préfère, en tout cas très luxueux, sont comme le décor, comme la mise en scène et les lumières, nés de l’invention de Stefano Poda.
© Jean-Guy Python
Œuvre de plasticien. Le mot est la plupart du temps agaçant, mais ici il se justifie pleinement : on entre entièrement dans une vision esthétique, élégante, raffinée, légèrement réfrigérante.
Même si l’amour et l’érotisme semblent être les préoccupations uniques sur cette île, c’est bien un espace totalitaire, dangereusement séduisant. Dans certaines de ses esquisses de travail, Stefano Poda semblait s’être inspiré de L’Île des Morts de Böcklin (dont s’inspira aussi Richard Peduzzi pour la Tétralogie), et en somme c’est bien une île des morts que celle d’Alcina, mais alors d’un chic fou.
Mais voilà qu’arrive Ruggiero, lui aussi de rouge et or vêtu. De son premier air, « Di te mi rido », Franco Fagioli fait une démonstration assez folle, dans tous les sens du mots, un modèle d’extravagance et de funambulisme vocal. Au fil des trois actes, ce seront six airs tous plus pyrotechniques les uns que les autres qu’il tricotera de façon de plus en plus éblouissante. D’ailleurs il va sans dire qu’absolument tous les airs de tous les chanteurs seront applaudis avec fièvre par le public, ce soir-là. De cet air, où Ruggiero méchamment se gausse de Bradamante, qu’il dit ne pas reconnaître sous la vêture de Ricciardo, le haute-contre fait une hallucinante démonstration de trilles, de notes perchées, de vocalises, de « sbalzi », de « gorgheggis », de « ribattiture », bref de tous les ornements dont les chanteurs et chanteuses baroques et d’abord les castrats fleurissaient leur chant, ainsi Giovanni Carestini, créateur du rôle.
Ruggiero prisonnier d’Alcina © Jean-Guy Python
D’ailleurs, pour l’anecdote, avant le troisième acte, on vit Diego Fasolis, le formidable maître d’œuvre musical de ce spectacle, repartir en toute hâte, expliquant sous les rires complices du public qu’il avait oublié sa partition dans sa loge, pour revenir quelques instants plus tard en disant qu’il connaissait la partition par cœur mais qu’on ne sait jamais ce que les solistes vont faire…
L’art du chant orné
Il est évident que sa direction est un modèle d’écoute et de soutien des chanteurs dans leurs fantaisies ornementales, mais qu’elle est aussi, dès l’ouverture, une démonstration d’articulation et de piqué. Et qu’au fil de la partition on admirera combien, avec l’Orchestre de chambre de Lausanne, il installe une structure solide par-dessus laquelle le chant fleuri peut s’envoler. A certains moments de la partition de Haendel, on pense à Vivaldi, à ces accords très réguliers au-dessus desquels l’instrument soliste, violon ou basson, ou le chanteur soliste, peut prendre son libre essor. En quoi, cette musique baroque est la figuration dans l’espace sonore de ce qu’est l’architecture baroque : de solides et symétriques structures régulières sur lesquelles l’ornementation peut virevolter.
De ces acrobaties vocales, de cette vocalitá débridée mais parfaitement maîtrisée, on aura un autre exemple saisissant dès le premier air de Bradamante (Marina Viotti), « E gelosia », avec ses vocalises vertigineuses et d’une netteté parfaite, ses descentes chromatiques jusqu’au plus chaud de sa tessiture, et sa puissance. Mezzo colorature de haut vol, Marina Viotti ajoute à sa virtuosité une singulière présence physique. Mais on le dira de toute cette distribution, en s’amusant du paradoxe (très baroque lui aussi) de ce couple étrange, une femme au timbre presque masculin et un homme chantant en voix de tête et montant à des hauteurs irréelles.
Dans le même ordre d’idée, Oronte (le ténor Juan Sancho, grand spécialiste de l’opéra haendelien) fera lui aussi une démonstration de chant orné (« Semplicetto ! a donna credi ? »), de vocalises expressives et de maîtrise de la voix de tête.
© Jean-Guy Python
Chambre d’amour
Entretemps, le mystérieux polyèdre aura tourné sur lui-même pour révéler qu’il est la chambre des amours d’Alcina, où Ruggiero la rejoindra pour quelques étreintes ardentes. On y verra aussi les dames d’atours de la magicienne, silhouettes de rêve en robes de grand soir, adoptant les mêmes robes fluides qu’elle.
On y entendra Lenneke Ruiten dérouler les longues arabesques douloureuses et les pures vocalises de l’aria « Ah ! Mio cor », puis les grands sauts de la partie allegro de cet air complexe (« Tu resteras ou tu mourras », crie-t-elle aimablement à Ruggiero), avant que la troisième partie ne revienne à une déploration sur les accords réguliers des cordes, donnant l’occasion d’admirer la pureté et le dramatisme perché de ses notes filées.
Tous ses airs seront remarquables, ainsi le blême « Ombre pallide », où on la verra en élégant fourreau noir (avec de longs gants rouges) se coucher dans un tombeau après qu’on aura pu admirer son cantabile et les silences expressifs que lui ménage Haendel, ou le menaçant « Ma quando tornerai », où, entre deux ornements aériens, elle osera des sons assez laids pour figurer la souffrance du personnage, ou encore le désolé et plaintif « Mi restano le lagrime ».
© Jean-Guy Python
Les airs obligés, cahier des charges de l’opéra baroque
Alcina comme tout opéra baroque est une succession d’airs di furore, di gelosia, d’incantesimo (enchantement) ou d’imploration, tel le « Credete al mio dolore », de Morgana, accompagné par le violoncelle et le clavecin, où l’on admirera la maturité vocale de Marie Lys, les longues volutes, les notes hautes limpides, l’inépuisable invention ornementale, la reprise agrémentée différemment, et aussi la belle cadence improvisée du violoncelliste, Joël Marosi.
Parfois des projections transforment la mystérieuse boule blanche en planète gazeuse, entourée de ses satellites : des polyèdres plus petits où Alcina met ses ennemis en cage. C’est là que Bradamante chantera son air de vengeance « Vorrei vendicarmi », commençant par des kyrielles de vocalises furieuses, s’interrompant pour un épisode plaintif (« Tu te montres brutal à qui te chérit », adressé à Ruggiero), puis revenant à un agitato incandescent ; on admirera comment Marina Viotti passe du legato à un staccato impeccable, avant de terminer par une spectaculaire colorature du plus haut au plus grave de sa tessiture.
© Jean-Guy Python
Au chapitre des sons extravagants, une mention particulière au dernier air de Ruggiero, « Sta nell’incarna », où entre quelques furieuses virevoltes, Franco Fagioli se promènera des notes plus hautes de sa voix de fausset, jusqu’à des sons carrément barytonants, avec un panache et un humour qui mettront le public en délire, mais, chanteur à la palette très large, il avait montré de fines couleurs mélancoliques dans les trilles ornementaux à mi-voix et la très sensible cadence suivie par un Diego Fasolis particulièrement attentif de « Mi lunsigha il dolce affetto », l’un des grands moments de cette représentation.
Franco Fagioli © Jean-Guy Python
Un catalogue des passions humaines
Ainsi défilent toutes les passions humaines, dans une écriture musicale figurative, une manière d’érotisme musical (les volutes de Juan Sancho dans l’air d’Oronte, « Un momento di contento »).
L’un des charmes du genre, c’est bien sûr la variété des couleurs de voix. On en prendra pour rexemple le mezzo juvénile de Ludmila Schwarzwalder, qui dessine l’autre personnage travesti, le jeune Oberto, qui erre sur l’ïle à la recherche de son père disparu. Ou la voix profonde, le vibrato sensuel, la belle diction de Guilhelm Worms (Mélisso).
Après tous ces airs solistes, un unique ensemble, « Non e amor, ne gelosia », alliant trois couleurs vocales (Ruggiero, Alcina, Bradamante) précèdera la chute d’Alcina ; la boule de verre, qui avait circulé tout au long du spectacle, et qui figurait l’urne renfermant les pouvoirs de la magicienne, aura été brisée en mille éclats, et le mystérieux palais-planète disparaîtra dans les cintres ; les prisonniers, figurés par des panthères noires, des paons blancs et des flamants, seront libérés, et tout s’achèvera par un chœur de réjouissance, proclamant que « tout mal se change en bien » et que « l’amour triomphe », acceptons-en l’augure.
© Jean-Guy Python
Petite parenthèse : quel étonnement de voir que d’un tel spectacle, monté pour quatre soirs par une maison d’opéra, certes estimée au plus haut point par les lyricomanes, mais de taille relativement modeste (sauf le respect que je dois à son diligent directeur – et très amoureux des voix, Eric Vigié, et à la paisible ville de Lausanne en général), il ne soit, à cette heure, pas envisagé de reprise ici ou là ? Qu’attend-on ?
Mais une captation par Arte Concert en a été faite (diffusée bientôt, on espère), ainsi trace sera-t-elle gardée d’une parfaite réussite, visuelle et musicale.
© Stefano Poda