Il ne se passe presque plus une année sans qu’une nouvelle production d’Alcina, qu’elle soit scénique ou en concert, ne voie le jour en France. Et qui s’en plaindrait ? Véritable tube du répertoire baroque, le chef-d’œuvre de Haendel garantit presque à coup sûr un succès auprès du public. Pourtant, même avec une distribution irréprochable et une direction musicale solide, les représentations de l’œuvre n’atteignent que rarement les sommets attendus. La production présentée ce soir au Théâtre des Champs-Élysées, bien que de très bonne tenue, n’aura ainsi pas totalement réussi à marquer les esprits.
Du bel canto italien aux héroïnes mozartiennes, en passant par le romantique français et allemand, Elsa Dreisig ne cesse de diversifier son répertoire. Pour ses débuts en Alcina, son premier grand rôle baroque, la soprano affiche une aisance technique stupéfiante. Avec une projection royale – presque en décalage avec la quinzaine d’instrumentistes qui l’accompagne –, pas une seule note du rôle ne lui échappe, que ce soit dans les vocalises périlleuses de « Ombre pallide » ou les ornements du da capo de « Ma quando tornerai ». Cependant, si Elsa Dreisig impressionne par sa maîtrise, elle peine encore à émouvoir pleinement. « Ah, mio cor », malheureusement interrompu par des applaudissements malvenus à la fin de la partie centrale, et « Si, son quella » n’ont ainsi pas totalement déployé toute l’émotion attendue. Un somptueux « Mi restano le lagrime » final, dans lequel Elsa Dreisig allège sa voix pour révéler les fragilités du personnage, laisse cependant entrevoir l’Alcina d’exception qu’elle pourrait devenir.
Sandrine Piau, en Morgana, se présente presque comme l’antithèse de sa consœur. Si la voix semble un peu fatiguée (aigus prudents, vocalises de « Tornami a vaghegiar » moins assurées qu’à son habitude), son incarnation demeure passionnante de bout en bout. Très investie scéniquement, la cantatrice habite pleinement son personnage et offre le moment musical le plus émouvant de la soirée au troisième acte : un bouleversant « Credete al mio dolore », où le dialogue entre la voix et le violoncelle solo, d’une merveilleuse finesse, se clôt par une cadence inouïe. En Ruggiero, Juliette Mey laisse entrevoir une grande baroqueuse en devenir : aisance sur toute la tessiture, virtuosité impeccable, élégance dans l’ornementation et les trilles, le tout porté par un swing haendélien des plus naturels. Toutefois, la mezzo ne parvient pas à transformer complètement l’essai, avec un « Sta nell’ircana » quelque peu en retrait. Privée de son troisième air, Jasmin White campe une Bradamante parfaitement à l’aise dans la tessiture grave et l’agilité du rôle. Stefan Sbonnik prête à Oronte une sensibilité et une élégance touchantes, bien que son timbre vocal manque un peu de caractère. Dans le rôle du jeune Oberto, Bruno de Sá se distingue par une interprétation aussi séduisante (musicalité, audace) qu’agaçante (cadences dans le suraigu peu à propos). Enfin, Alex Rosen incarne excellemment Melisso, confirmant la solidité de son interprétation, déjà remarquée dans la récente gravure dirigée par Marc Minkowski.
Dirigeant du clavecin, Francesco Corti captive par une intensité et une inventivité sans faille. Soutenant au mieux les chanteurs, notamment dans des da capo particulièrement originaux, il excelle à mettre en valeur les dynamiques et les contrastes de la partition. Les valeureux instrumentistes de Il Pomo d’Oro, soumis à une grande exigence, se révèlent des accompagnateurs de tout premier ordre. On ne peut cependant que regretter, une fois encore, le faible effectif instrumental, qui limite parfois l’ampleur sonore et la profondeur émotionnelle de certains passages. Une Alcina de belle tenue, donc, à laquelle il manquait peut-être cette étincelle de magie capable de transformer une belle soirée en un moment d’exception.