L’Opéra national du Rhin nous gâte, avec cette très belle production d’Ariodante de Haendel, idéalement chantée, servie par une mise en scène stylée et portée par un chef qui obtient des trésors de l’Orchestre symphonique de Mulhouse. Devant une si belle réussite, on n’hésitera pas à y envoyer avec confiance des néophytes inquiets, par exemple, quant à la durée du spectacle ou la complexité supposée du répertoire baroque. On leur conseillera de lire avant ou après le spectacle le programme édité par la maison d’opéra, toujours aussi agréable à lire et bien écrit (on ne se lasse pas de louer au passage cette collection d’excellentes brochures…). Trois ans après avoir proposé une version de concert d’Alcina composée par Haendel la même année qu’Ariodante et un an après la programmation de Polifemo du concurrent Porpora (créé un mois après notre opera seria), le directeur de la maison strasbourgeoise, Alain Perroux, nous offre un beau panorama du monde de l’opéra londonien en 1735.
La metteuse en scène néerlandaise Jetske Mijnssen propose une vision très actuelle de l’œuvre. Concentrée sur les caractéristiques psychologiques des personnages, elle réussit à les rendre très humains, proches de nous, dans un décor et des costumes contemporains où la sobriété et une palette de couleurs harmonieuses et douce sont remarquablement mis en lumière par Fabrice Kebour. Le majestueux décor d’Étienne Pluss, qui rétrécit petit à petit, de façon presque imperceptible, rappelle les beaux appartements du XVIIIe siècle ici dépouillés de leur charge rococo. Le résultat, fort esthétique au demeurant, nous amène à nous concentrer sur les protagonistes et l’évolution subtile de leurs affects. Les costumes d’Uta Meenen apportent des touches délicatement raffinées ou violemment écarlates bienvenues dans le cadre désaturé en couleur, dans des coupes élégantes et intemporelles. La metteuse en scène se dit inspirée par les familles royales et le beau film Amore tourné, avec Tilda Swinton, dans la merveilleuse villa Necchi Campliglio de Milan. La référence est belle. Mais on pense beaucoup à Robert Carsen et notamment sa célèbre version de Sémélé, toujours de Haendel, qu’il avait su rendre infiniment drôle. De l’humour, il y en a également ici, mais pas suffisamment. Les figurants virevoltent et nous rendent le premier acte très festif ; le rythme s’essouffle ensuite, c’est bien dommage. Cela correspond avec le rythme de l’œuvre, me rétorquera-t-on, puisque les actes suivants sont liés au désespoir puis à l’épopée, mais on aurait aimé une cadence constante par la suite. Cela dit, certaines scènes sont superbes, comme le combat au fleuret, d’ailleurs réglé par un maître d’armes.
Mais le finale aura de quoi en étonner plus d’un, puisque le lieto fine qui voit le méchant supprimé, le roi satisfait et le couple enfin marié est ici transformé, la fin heureuse virant au drame tragique : le roi est mort alors que la mariée refuse l’union et s’en va… Jetske Mijnssen a pour le moins contemporanéisé sa vision de la femme n’acceptant pas la trahison des deux hommes qui lui sont le plus proches. Cela peut s’entendre. L’étude psychologique, a contrario du livret ou pas, se justifie et se révèle très fine. On n’a pas envie de bouder son plaisir, car le plateau est idéal. La mezzo française Adèle Charvet est époustouflante dans son incarnation du rôle-titre. Tout d’abord parce qu’on croit à son personnage : à l’aide d’un simple catogan, d’un postiche qui lui fait de jolies rouflaquettes et d’un costume idéalement coupé, elle campe un homme qui chante avec une voix aux accents délicieusement féminins, mais avec toute l’autorité masculine exigée par le rôle. De ses nombreux airs da capo, dont le sublime et exigeant « Scherza infida », elle se tire avec grande classe et une virtuosité époustouflante. Au plus près de son personnage, elle nous en fait vivre toutes les facettes et l’on se délecte en permanence de son art ineffable. En Polinesso, polisson jaloux et ambitieux jusqu’à la moelle, responsable de tous les maux qui surviennent dans l’intrigue, Christophe Dumaux réussit à sublimer un méchant dont on attend avec impatience toutes les interventions. Le contre-ténor français est mieux qu’à son aise : ses vocalises puissantes et aisées nous transportent et nous font dresser le poil d’excitation et de plaisir. Pour ne pas être en reste, la formidable Emőke Baráth incarne une Ginevra noble et digne, courageuse et décidée, tout en maîtrise et en souplesse. La soprano hongroise est suprêmement bluffante. Le roi d’Écosse, qui a fort à faire pendant tout l’opéra où il s’éteint en tremblant plus qu’à son tour, s’effondrant lourdement et en continu jusqu’au trépas, réussit tout de même à garder sa dignité et sa justesse de chant. La basse américaine Alex Rosen y pourvoit avec autorité et distinction. En petit frère éconduit puis courageusement volontaire et enfin justicier, le ténor britannique Laurence Kilsby tire son épingle du jeu et peut se mesurer avec fierté au reste de la distribution. Passée par l’Opéra Studio de l’Opéra national du Rhin, la ravissante soprano franco-catalane Lauranne Oliva campe une Dalinda qui nous enchante par la pureté de son timbre et l’énergie de son chant. Lumineuse et fascinante, la jeune chanteuse est magnifique. Autre membre de l’Opéra studio, le ténor belge Pierre Romainville seconde brillamment le reste de la distribution.
À la tête de l’Orchestre symphonique de Mulhouse avec lequel il montre une grande complicité, le chef britannique Christopher Moulds parvient à obtenir un équilibre de pupitres passionnant, aussi intéressant à écouter qu’au service des voix, qui ne sont jamais malmenées par la puissance d’un orchestre symphonique plutôt qu’une formation baroque sur instruments anciens. Et pour cause : le chef a opéré un travail remarquable de marquage des partitions, transformant les annotations de « forte » ou « mezzo-forte », etc., et d’une contribution des instrumentistes avec une commune réflexion qui se solde par une vraie réussite sonore, tant au niveau du basson que des autres instrumentistes et du continuo. On se réjouit de la grande qualité de ce spectacle, pour cette première fois à Strasbourg. Ariodante, après sa tournée alsacienne, partira à Londres pour retrouver Covent Garden où il est né, mais n’a plus été représenté en version scénique depuis trois siècles.