Rien de tel qu’une tournée pour roder un spectacle. Quelques mois avant les premières monégasques et viennoises d’un nouveau Giulio Cesare mis en scène par Davide Livermore, l’équipe de musiciens fait étape au Théâtre des Champs-Elysées pour une version de concert, raisonnablement réduite : 45 bonnes minutes de musique coupées tout de même (on n’a pas simplement supprimé les rôles de Curio et Nireno mais aussi plusieurs airs des protagonistes), mais on peut largement trouver son bonheur dans les 180 restantes. La distribution mélange gloires du baroque et talents confirmés ; disons-le : les premiers ont encore beaucoup à apprendre aux seconds.
Le plus jeune venu est l’Achille de José Coca Loza, efficace et bien chantant mais au jeu convenu. On espère que son Polifemo, dans la très attendue production strasbourgeoise cette saison, sera plus fouillé. Cela fait plusieurs années maintenant que Kangmin Justin Kim a prouvé qu’il pouvait être bien plus que sa célèbre parodie de Bartoli, hélas ses défauts sont surexposés ce soir. Non seulement son jeu est outré, hystérique, passant totalement à côté de la progression du personnage de l’enfance vers l’âge adulte, mais la voix est de plus en plus acide et peine à trouver les notes graves : c’est souvent pleurnichard et pénible (ces irritants trilles bien peu musicaux sur « sempre » dans le duo du premier acte). Point de « La giustizia a gia sul’arco » ; « L’aure che spira » se voit remplacé par un air alternatif que nous n’avons pas réussi à identifier et qui répète à l’envie le même air vengeur sans nuance. Seul « Cara speme » lui permet de raffiner son émission et d’offrir de belles notes suspendues.
Carlo Vistoli s’en sort bien mieux dans le rôle principal : c’est sans conteste un bel cantiste bien plus fin, qui sait doser ses effets et ne manque pas d’imagination dans les variations (joli début de messa di voce pour « Aure, deh, per pieta »), on peut certes trouver la battue de son trille un peu molle tout en reconnaissant que la grande cadence de « Va tacito » a fière allure et que la prise de risque est bien réelle dans « Se in fiorito ». Le timbre manque néanmoins d’éclat et de couleurs, et la tessiture est trop courte : l’aigu est très rare et il a beau poitriner très proprement aussi souvent que possible, c’est encore insuffisant, trop de notes graves sont muettes, surtout lorsque le tempo s’accélère, rendant « Al lampo dell’armi » tristement plat et le forçant à sacrifier le da capo de « Quel torrente ». Par ailleurs cette matière première n’est pas transcendée par ses talents d’acteur, encombrés de contorsions faciales assez effrayantes qui rendent son « Presti omai » assez burlesque. Dans l’ensemble cette performance est trop extérieure, on ne voit que le chanteur qui ne construit jamais un personnage, notamment dans un « Alma del gran Pompeo » bien trop extérieur.
Même si elle est sans doute celle qui a perdu le plus de mesures (pas forcément les airs les plus mémorables de Haendel, avouons-le), Sara Mingardo reste l’immense contralto baroque qu’elle est depuis 40 ans : le timbre est inaltéré, les récitatifs d’une expressivité à la fois appuyée et retenue, et sa présence scénique à la fois rayonnante et économe. Max Emmanuel Cenčić est tout aussi remarquable en trois airs seulement : rare contre-ténor à ne pas présenter de registres dissociés, seul de la soirée à être canalisé par une véritable ambition stylistique, acteur juste qui compose un personnage crédible sans tomber dans la caricature à laquelle le pauvre égyptien est trop souvent réduit, et technicien attentif à ne jamais perdre la beauté du son. Elégance et bel canto.
La star de la soirée est sans conteste Cecilia Bartoli, avec ses bons et ses mauvais côtés : deux lamentis superbes, incarnés avec pudeur et sincérité, un « Da tempeste » sans aigu mais truffé de sourires et porté par un naturel qui emporte immédiatement la sympathie du public, une énergie toujours aussi folle (la partie B de « Piangero » !), une bel cantiste qui semble ne jamais faire d’effort, même pour des pianissimi sul fiato. Pour ce qui pourra agacer : un jeu bouffe trop appuyé pour la Cléopâtre mutine de l’acte I (sa Lydia tire plus vers la petite vieille aigrelette que la dame de cour capable de séduire le général romain), et un « Vadore pupille » croquignolet, accompagné de porteurs de plumes (deux fans sans doute) qui détournent l’attention de difficultés vocales plus évidentes dans le registre aigu. Sans surprise, les deux airs virevoltants de la Lagide sont coupés (« Tutto puo donna vezzosa » et « Tu la mia stella sei »). Reste que l’on souhaite à bien des chanteuses de pouvoir chanter ainsi après 35 ans de carrière audacieuse ! La star n’est pourtant pas à l’abri d’une faute d’inattention : elle oublie de rentrer sur scène pour aider Cornelia et Sextus qui se demandent longuement qui pourra les aider au premier acte, n’ayant qu’un compréhensif clavecin pour écho.
Les Musiciens du Prince-Monaco sont dirigés avec originalité par Gianluca Capuano : nous n’avions à vrai dire jamais entendu de variations des ritournelles au da capo ! Au-delà de la légitimité historique, certaines sont très réussies (« Empio, diro tu sei » et ses dissonances), mais la plupart sont franchement lourdes. Elles soulignent toutefois la grande virtuosité de l’orchestre malgré son effectif important (3 flutes pour « Svegliatevi nel core » par exemple ; 2 théorbes, un clavecin, un violoncelle et… une harpe au continuo). Les tempi sont vifs et ne déstabilisent jamais la justesse des instrumentistes (bon, sauf peut-être des cuivres). Mais à part quelques intentions (les coups d’archets dans « Son nata a lagrimar ») ou soli (remarquable Thibault de Noally dans « Se in fiorito ») l’ensemble sonne un peu trop compact et manque de relief pour faire respirer ce drame.