« Toute la richesse, toute la splendeur du monde est dans le passé. » La vie en fleur d’Anatole France pourrait expliquer la liesse du public devant ce Giulio Cesare qui affichait, en ce printemps 2024, une distribution que l’on aurait pu applaudir au printemps 2004… ou presque. C’est en 2005, à Zurich, que Cecilia Bartoli faisait ses premiers pas dans les sandales de la Cléopâtre de Haendel, un an avant qu’Andreas Scholl fasse entendre son César au Théâtre des Champs-Elysées. Et la santé vocale affichée par les deux artistes sur la scène de l’Opéra Royal de Versailles a de quoi susciter quelques méditations sur l’immarcescibilité de certains artistes. Car certes, Scholl fait un empereur plus galant que guerrier, infiniment plus à sa place dans la méditation d’« Aure deh per pieta » que dans les fusées vocales exigées par « Empio diro tu sei », où son bas registre trahit quelques faiblesses. Mais n’en a-t-il pas toujours été ainsi ? De même, et de façon presque antagoniste, Bartoli fait une Cléopâtre toute en frémissements et en nerfs, véhémente jusque dans le désespoir de « Se pieta », où la révolte supplante l’apitoiement. Mais cette véhémence, justement, qu’elle est prodigue en réjouissances ! Car quand il s’agit de transformer chaque vocalise en spectacle pyrotechnique, d’embarquer « Da tempeste » dans un tourbillon euphorique, d’étaler les séductions de « V’adoro pupille » avec une virtuosité si juste qu’elle rend irrésistible tout ce qui, chez d’autres, passerait pour de la complaisance, Cecilia Bartoli se montre sous son meilleur jour, parée d’une santé vocale miraculeusement préservée.
A l’unisson de ce couple, Sara Mingardo, mater dolorosa sous des torrents de larmes, et timbre aux moirures à peines voilées, nous jette en pleine figure les tourments de Cornelia. Le duo qu’elle forme avec Kangmin Justin Kim, qui se fit connaître, à l’époque du conservatoire, par de très vivaces imitations d’une certaine Cecilia Bartoli avant de partager les planches avec elle, n’en a que plus de relief : car ce Sextus offre à la douleur uniforme de sa mère une réponse toute en soubresauts, partageant avec elle la tristesse dépouillée de « Son nata a lagrimar », mais esquissant aussi, dès un « Svegliatevi nel core » percutant, le portrait d’un jeune homme rageur. Au même niveau d’engagement apparaissent le Ptolémée visqueux de Max Emanuel Cencic et l’Achille veule de Peter Kalman, qui n’oublient pas que les personnages vils peuvent être à la fois très vils et très bien chantés.
A la tête de ses Musiciens du Prince – Monaco, Gianluca Capuano mène son Haendel et ses troupes (à quelques noms près la même que lors de la tournée européenne de l’automne dernier et des représentations de janvier à Monte-Carlo) avec enthousiasme, quitte à hâter les fins de phrase et à opérer quelques coupures (essentiellement dans les récitatifs et dans certains airs, notamment « Tutto puo donna vezzosa »). Les couleurs de l’orchestre, généreuses et variées, laissent quelques solistes se distinguer, à l’instar de la corniste, debout à côté d’Andreas Scholl dans le redoutable « Va tacito ». Et sur scène, malgré l’absence de décors et de costumes, sauf pour Cecilia Bartoli qui a le droit à quelques porteurs de plumes pour pimenter un peu sa scène de séduction au début du deuxième acte, tout le monde s’ébroue gaiement avec une énergie communicative : un vrai goût de bon vieux temps !