L’habitude s’est prise ces dernières années de mettre en scène les oratorios de Haendel. Avec son avidité habituelle pour tout ce qui touche à la période baroque, notre époque ne se contente pas d’interroger et de ré-interroger les trente-neuf opéras du Maître. Il lui faut en plus mettre à l’épreuve la théâtralité des œuvres destinées au concert. La démarche est relativement aisée pour des partitions qui offrent une intrigue et des personnages, comme Saül, Salomon ou Jephta, ou des allégories, comme c’est le cas du Trionfo del tempo e del disinganno. Face au Messie, qui n’est qu’une suite de méditations sur le thème du salut, c’est beaucoup plus osé. Un défi que relève crânement Bob Wilson, avec cette production, créée à Salzbourg en 2020 et reprise depuis à Genève et à Paris, les deux spectacles ayant été critiqués par nos confrères.
Nous ne reviendrons pas sur la mise en scène, pleine de mystères et de beauté, montrant un Bob Wilson à son meilleur. C’est que son esthétique hiératique se marie parfaitement bien à un texte qui commente plus qu’il ne narre. Comme l’écrivait Tancrède Lahary au sujet de la reprise parisienne : « Si l’on a souvent reproché l’approche très répétitive à Bob Wilson, force est de constater que son style fonctionne très bien ici. Le livret ne déployant pas d’intrigue, , toutes les marques typiques du metteur en scène texan, parfois accusées de nuire à la dramaturgie par leur côté léthargiques, sont en adéquation avec l’esprit d’un oratorio ». Il ne nous reste donc qu’à nous laisser emporter par la beauté des images et de la danse, magistralement incarnée par un Alexis Fousekis qui semble défier les lois de la gravité. Moment particulièrement fort : l’apparition de la soprano sur une barque qui est à mi-chemin de la gondole vénitienne et de l’embarcation de Charon, traversant très lentement la scène pendant l’air « I know that my redeemer liveth ». Encore faudrait-il donner un autre titre à l’air, puisque c’est la version retravaillée par Mozart qui a été choisie ici, avec un texte allemand, une orchestration retravaillée et des récitatifs coupés. Ce choix n’était pas indispensable (l’instrumentation de Mozart, avec ses clarinettes et ses trombones, est plutôt maladroite) mais ne gêne pas réellement non plus. Et l’idée de resserrer l’œuvre est compréhensible dans une perspective théâtrale.
Reste à aborder l’aspect purement musical des choses. Il y a beaucoup de bien à dire de l’orchestre du Liceu de Barcelone. Alors qu’il est manifestement peu familier de ce répertoire, il y montre une souplesse et une réactivité inattendues, sous la battue ultra motivée de Josep Pons. Les lignes sont dessinées avec beaucoup de clarté, le propos est dynamique, notamment grâce à des contrebasses et un orgue positifs qui sont sans cesse sur le qui-vive. Mais nos oreilles ont été tellement gâtées par des ensembles d’instruments anciens tous plus prestigieux les uns que les autres (y compris dans la version de Mozart), et que les braves musiciens catalans ne peuvent prétendre approcher. Les mêmes louanges et les mêmes limites valent pour le choeur du Liceu : on apprécie la minutie du travail de préparation, le courage avec lequel sont abordées les innombrables fugues, mais comment rivaliser avec le RIAS-Kammerchor ou le Monteverdi Choir ? Surtout que les mouvements imaginés par Bob Wilson ne sont pas simples à exécuter, et requièrent une énergie que les artistes ne peuvent ensuite plus mettre dans la musique.
Les solistes ont tous quelques difficultés au démarrage, mais convainquent par la suite. On craint le pire pour l’alto Kate Lindsey, presque inaudible dans son premier air, mais elle gagne en puissance et en assurance, et son abattage scénique compense ce que la voix peut garder de frêle ; elle parvient à faire miroiter son beau timbre dans les passages plus élégiaques. Quelques couacs dans les aigus n’empêchent pas Kresimir Strazanac d’impressionner lors de chacune de ses apparitions, grâce à une personnalité vocale très typée, et à une stature imposante, parfaitement en phase avec son rôle de prêtre mi-égyptien mi-shintoïste. Le ténor, Richard Croft, aurait beaucoup à se faire pardonner sur le plan de la stricte orthodoxie vocale. Le vibrato dérape plus d’une fois, et tout n’est pas toujours en place. Mais quoi ? Voir un artiste se donner avec tant de sincérité, avec une telle confiance dans l’orchestre et dans le public fait tout oublier. Aucune réserve par contre au sujet de Julia Lezhneva, qui tutoie les anges sans difficulté apparente. Le public est d’abord intrigué, puis ravi, et déclenche une ovation finale à faire trembler les murs. En anglais ou en allemand, en version scénique ou de concert, Haendel et son chef-d’œuvre n’ont pas fini de subjuguer les foules.