Carte de visite en forme de feux d’artifice, Rinaldo ouvrit les portes de Londres au tout jeune Haendel qui venait de triompher en Italie. Et pour que le feux d’artifice soit beau, il faut des pyrotechniciens prêts à voir le bout des doigts roussis par la flamme. Ce n’est pas vraiment le cas ce soir, mais à défaut de têtes brulées, saluons la performance de chanteurs éminemment intelligents, avec beaucoup de personnalité, venant compenser un éclat vocal insuffisant. Commençons par reconnaitre la version quasi-complète de la partition : on a gardé les sirènes et n’ont été coupés que le passage du Mage, un air pour Rinaldo puis Goffredo, et quelques récitatifs (les invocations à Mahomet d’Armide par exemple, mais qui furent coupées dès les premières reprises du vivant de Haendel).
Anthea Pichanik d’abord campe un superbe Eustazio, à la mélancolie caressante couvant une certaine angoisse dans « Siam prossimi al porto». Les vocalises de Lucile Richardot ne sont pas les plus fluides et ses voyelles trop ouvertes trahissent une plus grande affinité avec le français que l’italien, mais comme toujours, quelle éloquence ! Quelle intelligence des mots ! Une telle présence théâtrale ferait presque de Goffredo un personnage principal. Son « Mio cor che mi sai dir » est à la fois déchirant et palpitant, une des meilleures versions que nous ayons entendues de cet air splendide. Chiara Skerath est tout aussi étonnante : son timbre et son émission rappellent Jennifer Smith, avec plus de moelleux, et même si son trille est insuffisamment battu, la technique est solide. Son personnage enfantin trépignant d’impatience, incarné immédiatement dès la ritournelle du « Combatti da forte », attire immédiatement la sympathie et ne l’empêche pas de donner un aussi dépouillé que sincère « Lascio ch’io pianga », loin de toute la mièvrerie dans laquelle trop de soprano noient cet air.
Victor Sicard manque d’ampleur et de projection pour effrayer mais pas de longueur de souffle : son très exposé air d’entrée est tenu dans toute sa difficulté, malgré des variations trop timides au da capo. Comme Lucile Richardot, sa fréquentation du répertoire français lui permet d’exceller dans les récitatifs. Reste un personnage un peu trop sensible, on peine à voir le méchant qui s’attendrit, notamment dans un « Vieni o cara » splendide mais dont la délicatesse est davantage celle d’un jeune héros. En comparse infernale, Emöke Baràth est limitée aux extrêmes de la tessiture. Même si la chanteuse a beaucoup d’allure, son « Furie terribile » est trop sur la retenue ; cet air devrait faire trembler le théâtre ou faire craindre l’accident vocal pour impressionner. Même constat pour son « Vo far guerra » pas assez virulent ni arrogant pour exister entre deux soli de clavecin. C’est dans les airs plus centraux (« Molto voglio ») ou tragiques qu’elle est à son meilleur, ainsi d’un « Ah crudel » épuré et puissant qui révèle la grande haendélienne.
Carlo Vistoli fait plus que tenir la route en héros éponyme. Avec des prises de risque maitrisées et un vocabulaire bel cantiste affuté (aucune approximation dans les trilles ou les vocalises ce soir) il brille surtout dans les airs centraux comme ce « Cara sposa » très intense ou ce « Cor ingrato » au cordeau. Néanmoins le timbre très mat, l’émission un peu heurtée, les incursions certes marquantes mais trop épisodiques (les points d’orgue) dans l’aigu et un jeu peu naturel l’empêchent de vraiment transformer l’essai dans les airs virtuoses : « Venti turbini », « M’abbrucio » et « Or la tromba » ne manquent pas de panache mais bien d’éclat. C’est « Il tricerbero » qui convainct le moins en raison d’un registre grave malaisé, comme pour son Cesare quelques mois plus tôt sur la même scène.
A l’orchestre l’effectif est fourni ( 28 musiciens, dont 2 hautbois, 2 à 3 flutes et une riche basse continue) et avec de très bons solistes dans une œuvre où ils sont souvent exposés dans les morceaux concertants (même si on déplore quelques couacs chez un trompettiste et un hautboïste). Nous sommes néanmoins un peu déçus par la direction assez sage de Thibault Noally : on attendait de cet excellent chef et de son ensemble une vision plus personnelle. Certes la tension dramatique est tenue d’un bout à l’autre et les équilibres sont parfaits, toutefois il faut attendre la battaglia du dernier acte pour entendre Les Accents tels qu’on les aime. Comme s’ils privilégiaient la sécurité en ne voulant pas trop bousculer les chanteurs, alors que cela aurait peut-être permis au plateau de briller davantage.