L’opéra de Copenhague offre à son public une extraordinaire soirée en reprenant Saul de Haendel dans le flamboyant spectacle commis par Barrie Kosky pour Glyndebourne il y a une dizaine d’année et que les parisiens avaient pu applaudir en 2020 au théâtre du Châtelet.
La mise en scène opère le tour de force de donner une parfaite crédibilité à la dimension scénique, opératique, de cet oratorio. Chaque action semble dictée par de précises didascalies alors qu’il s’agit en partie d’une création ex nihilo. Il en est de même pour l’étude psychologique des personnages, formidablement étayée.
C’est le cas, en particulier pour le rôle éponyme, magistralement incarné depuis l’origine par un Christopher Purves, englouti peu à peu dans la paranoïa et la démence sénile.
Excellent comédien, s’enorgueillissant d’un timbre chaud à la projection pleine d’autorité, son « Wretch that I am » s’avère bouleversant, comme le « I’m not mad » répété à trois reprises, chaque fois plus effaré.
Barrie Kosky donne magnifiquement à voir cette âme qui chavire : si le plateau est fortement incliné, c’est que l’équilibre intérieur est rompu. Il est recouvert de scories noires car la raison du roi n’est plus que cendres. L’esprit s’éteint comme les bougies qui recouvrent la scène dans une image d’une vibrante beauté… Saül lui-même se déleste de ses vêtements, de sa perruque, autant d’attributs de son rang qui sont également ceux qui font de lui un être social ; il retourne à la sauvagerie, perdant peu à peu son humanité.
Les sublimes costumes crées par Katrin Lea Tag pour l’ensemble de l’équipe basculent eux aussi de l’exubérance colorée au noir total, comme un écho à la nuit de l’esprit qui envahie le monarque.
Le sublime banquet, digne d’une nature morte de Jan Davidszoon De Heem, laisse place à un plateau nu, un désert, écho métaphorique d’une conscience privée de sa substance. Ce que nous voyons, d’ailleurs, est-il réel ou vu à travers le prisme de cette intériorité malade ?
C’est ce que semblent corroborer les chorégraphies pleines d’humour et de fraîcheur d’Otto Pichler qui animent six danseurs, esprits tourmenteurs, harcelant Saül telles des hallucinations maléfiques. Tout comme le triple personnage de bouffon sensuel et ironique superbement tenu par Thomas Cilluffo au ténor aussi suave qu’il a d’abattage et de sens du grotesque, arbitre avec cruauté la descente aux enfer du monarque.
Face à Christopher Purves d’une autorité vocale souveraine, le David de Morten Grove Frandsen n’appelle que des éloges. Le contre-ténor danois fait montre de superbes qualités de projection, de phrasé, de nuances, d’émotion. Là encore, la progression psychologique est finement dessinée, de l’innocence étourdie par l’exploit accompli – vaincre Goliath – à l’accession à la stature d’homme d’état, sans oublier l’émoi amoureux le plus sincère, le tout enrichi de vocalises brillantes, de sons bellement filés comme dans « Such haughty Beauties » si bien accompagné par les cordes .
A ce sujet, la mise en scène suggère subtilement le danger puisque David apparaît dans la dernière scène revêtu des oripeaux de son prédécesseur. Le pouvoir risque-t-il également de lui être fatal ?
Benjamin Hulett incarnait Abner à Glyndebourne, il devient Jonathan, portant le personnage avec une remarquable sensibilité, de beaux graves intenses et recueillis dans « Sin not, o King, against the Youth » par exemple.
Chez les femmes, Mirjam Mesak en Michal et Clara Thomsen en Merab sont pareillement convaincantes, tant vocalement que scéniquement entre vocalises impeccables, justesse du sentiment, excellence de la diction… La fraicheur de la première se mue en fragilité dans le poignant « In sweetest harmony they lived » tandis que la seconde, pleine de morgue en début de soirée, se fait particulièrement touchante dans « From this unhappy day » qui met en valeur son timbre corsé.
Le Chœur de l’Opéra Royal du Danemark n’est pas en reste, profitant d’une formidable direction d’acteurs qui rend chaque individualité vivante, crédible et construisant une pâte sonore irisée de multiples teintes, tantôt glorieuses, tantôt assourdies d’abattement. Le crépusculaire « Mourn Israel », comme le final, constituent deux moments saisissants d’une partition totalement maîtrisée.
Il faut dire que cette production bénéficie de la meilleure expertise locale avec Concerto Copenhagen, dit Coco, phalange baroque incontournable dont le chef, Lars Ulrik Mortensen, mène la soirée d’une main de maître dans un respect scrupuleux du style. Il force l’admiration par la clarté du phrasé, son sens de la respiration, des couleurs, des nuances entre noblesse et créativité. L’équilibre des pupitres, l’écoute des chanteurs sont idéaux pour une osmose d’une rare finesse en dépit du volume de la salle. Comme il le confie en interview, cela ne doit rien au hasard puisqu’il a dirigé les cinq semaines de répétitions depuis le clavecin.
La salle ne s’y trompe pas, debout pour mieux applaudir.