À l’époque de la création de Semele, la mode britannique n’est plus aux opéras et un nouveau public attend une musique plus sérieuse et d’inspiration religieuse. À défaut d’un sujet biblique, Haendel compose pour le Théâtre de Covent Garden un ouvrage tiré des Métamorphoses d’Ovide. Ni opéra italien, ni œuvre édifiante pour le carême, l’ouvrage ne trouve pas son public et n’est joué que quatre fois (puis deux fois l’année suivante) avant de sombrer dans l’oubli. S’agit-il d’ailleurs d’un oratorio ou d’un opéra déguisé en oratorio ? Dans son ouvrage de 1760, première biographie jamais consacrée à un compositeur, John Mainwaring, qui semble avoir bien connu Haendel, écrit que « Semele est un opéra anglais, mais appelé oratorio, et exécuté en tant que tel. ». Le livret est d’ailleurs calqué sur celui d’un ouvrage lyrique homonyme de John Eccles. Contrairement à certains oratorios dont la représentation scénique pose problème, Semele se plie au contraire parfaitement à une production théâtrale, comme on a pu s’en rendre compte à de nombreuses reprises.
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La production d’Oliver Mears (actuel directeur du Royal Opera, coproducteur du spectacle) transpose l’action dans une sorte de grand hôtel art déco, avec une touche d’années 50 pour le mobilier du hall (Jupiter possède toutefois une platine stéréo vinyle et ses disques évoquent plutôt l’esthétique des années 60-70). Les simples humains sont vêtus de l’uniforme de l’établissement tandis que les dieux ont des costumes plus élaborés. Jupiter est ici le propriétaire de l’hotel, qui considère le personnel comme un territoire de chasse malgré la surveillance de sa blonde épouse, Junon. Mears transpose ainsi la relation humains-déités en rapports de classe : d’un côté les employés de l’hôtel, de l’autre ses propriétaires et leurs relations familiales ou amicales. Ce parti permet de simplifier le dispositif scénique : le loft de Jupiter (qui symbolise l’Olympe) est calqué sur le hall d’entrée de l’hôtel où trône d’ailleurs une immense cheminée qu’on retrouve à l’étage supérieur. Vieux sommelier drogué, Somnus vit dans la cave au milieu d’un réjouissant amoncellement de bouteilles vides (il est probable que le public britannique notera une ressemblance avec le comique Tommy Cooper). À la transposition près, les didascalies sont plutôt bien respectées, à une adaptation notable : Sémélé est enceinte de Jupiter. C’est la raison pour laquelle il jure de lui accorder son voeu (manipulée par Junon, jalouse épouse de Jupiter qui veut se venger de la favorite du jour, Sémélé va demander à voir son amant sous sa forme divine, ce qui va causer sa mort par consumation). Sémélé accouche en se repentant de son voeu. Après sa mort (consumée dans la cheminée bien entendu), Jupiter (reprenant la tirade normalement dévolue à Apollon) vient annoncer un nouveau dieu de l’Amour, Bacchus. Une nouvelle jeune fille vient remplacer Sémélé : on devine les projets de Jupiter. Ni révolutionnaire ni strictement illustrative, l’astucieuse production de Mears est un compromis plein d’esprit qui fonctionne parfaitement. La direction théâtrale est d’un grand professionnalisme, et il est impossible d’apprécier tous les détails dans le jeu des acteurs. Il est rare de voir un spectacle aussi bien réglé dès la première.
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Pretty Yende est une Sémélé quasiment idéale. Les différentes facettes du personnage sont parfaitement rendues, avec justesse et sans caricature. On est surtout ravi d’entendre enfin dans ce répertoire une voix véritablement belcantiste, capable de triller, d’exécuter des roulades précises et d’offrir des variations pyrotechniques dans les da capo (sept si naturels piqués à la fin de « Endless pleasure, endless love », ou encore quatre contre-ut piqués dans « Myself I shall adore »), même si la justesse n’est pas toujours précise. Voix baroque expérimentée, Alice Coote offre un timbre chaud et une voix opulente, mais aussi quelques ruptures de registres un peu abruptes qui lui permettent toutefois d’offrir des graves bien profonds ou des aigus aux forceps. Le mezzo britannique est également une interprète efficace dans cette mise en scène qui lui demande de forcer un peu le trait. Également très bon acteur, Brindley Sherratt est excellent en Somnus dont il a le grave profond. Le chant est en revanche un peu trop épais pour le rôle de Cadmus, et il n’a pas l’aigu requis pour le Grand Prêtre, ce qui démontre que les chanteurs ne sont pas non plus des couteaux suisses. Carlo Vistoli est un Athamas proche de l’idéal, avec une voix correctement projetée, un timbre chaud, de belles variations dans les da capo et offre une technique belcantiste irréprochable. Le rôle étant sur le papier assez nul dramatiquement, Mears change le sens de son air final : « Despair no more shall wound me » qui devrait sonner comme un hymne à Apollon (remplacé ici par Jupiter) mais qui est transformé ici en une tirade sarcastique, les paroles étant à prendre en antiphrase. Ceci donne enfin une occasion au contre-ténor italien de jouer en exprimant le bonheur sur le registre vocal, et la colère sur le registre visuel. Niamh O’Sullivan est une Ino charmante et bien chantante, au timbre chaud, à laquelle il manque encore un peu de puissance de protection (la jeune chanteuse n’a que trente ans). En Iris, Marianna Hovanisyan est également une intéressante découverte. La voix du soprano est fruitée et bien projetée, et la chanteuse varie justement les couleurs et les effets de souffle, et offre une belle aisance dans l’aigu. Ben Bliss est un Jupiter quasiment parfait. Le timbre, un peu engorgé, n’est pas particulièrement remarquable, mais le chant est impeccable. La voix est homogène sur toute la tessiture, ne donnant aucun signe d’effort. La technique belcantiste n’est jamais prise en défaut et la projection est suffisamment puissante. Enfin, le personnage est dessiné avec finesse.
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Particulièrement sollicité dans cet ouvrage, le chœur du Concert d’Astrée est remarquable d’homogénéité, pétillant, et jouant à la perfection. L’orchestre est également superbe, avec un beau tapis sonore et une impeccable virtuosité. La direction musicale d’Emmanuelle Haïm manque un peu de contrastes : on aimerait davantage de pétulance dans les airs virtuoses, davantage d’alanguissement dans les scènes plus douces ou plus tristes, mais la chef reste sur une sorte d’entre-deux certes élégant, mais parfois un peu fade dramatiquement. Au positif, la direction est attentive aux chanteurs tout en offrant de belles sonorités orchestrales.