Rare, malgré ses éminentes qualités, l’oratorio est un authentique drame qui se prête à la mise en scène (1). Les amours contrariées, sacrées et profanes, du soldat Didyme et de la princesse Theodora, sur la toile de fond de l’histoire des martyrs d’Antioche, restent d’une actualité brûlante, par-delà leur message édifiant. La princesse d’Antioche a rejoint le groupe de chrétiens d’Irène. Elle refuse d’abjurer sa foi, Dioclétien obligeant ses sujets à sacrifier au culte de Jupiter. Jeune centurion converti, et épris de Theodora, Didyme prend sa place en prison avec la complicité de son ami Septimius. Confondus, la princesse et le soldat iront au sacrifice pour leur foi et pour leur amour. Ce soir, dans le cadre exceptionnel de la Cour des Hospices, il ne s’agit pas d’interroger sur la nature et le fondement du pouvoir, sur la liberté de conscience, sur la violence subie par la femme, ou je ne sais quel autre sujet d’actualité. C’est bien la version oratorio la plus fidèle, la plus juste, qui est offerte au public. Sans même l’esquisse d’une mise en espace, sinon par les déambulations du choeur, surprenantes et le plus souvent bienvenues (2), la force du propos n’est pas amoindrie, tant s’en faut, servie par une équipe exemplaire, sans faiblesse aucune.
On se souvient de sa Francesina (3). Sophie Junker, à peine arrivée d’Hardelot, chante Theodora. La voix est charnue, séduisante, à l’ample medium, le plus souvent sollicité, et l’aigu, doré, réservé aux passages exaltés. Si on a déjà écouté des voix plus fraîches, « Angels ever bright, and fair », avec les flûtes complices, est de la plus belle facture, intime, confiante. L’accablement de « With darkness deep », avec les sanglots de l’orchestre, est d’une profonde émotion. De l’air suivant, l’exaltation mystique, avec les figuralismes de l’envol des anges, convainc et touche. La pureté de l’émission (« The pilgrim’s home ») nous ravit. Ce sera une progression inexorable, une forme d’ascension. Des duos, ceux avec Didyme (violon solo et deux bassons pour le premier) sont un très grand moment, où les voix s’accordent idéalement, dont l’émotion est manifeste. Le second, avec Irene, n’est pas moins admirable. Après l’avoir chanté avec McCreesh, Paul-Antoine Bénos-Djian est Didyme (Christopher Lowrey était prévu, et l’on n’a certainement pas perdu au change). S’il s’agissait de cinéma, on dirait qu’il crève l’écran, tant son engagement, total, lui permet de donner une épaisseur à son personnage. Les moyens vocaux sont au rendez-vous. Dès son premier air (« The raptur’d soul defies the sword »), la ferveur, la force d’âme sont traduites avec art, au point qu’on en oublie la virtuosité tant l’illustration du propos est captivante. L’émotion ne fera que croître au fil de ses interventions. « Sweet rose and lily », avec le violon solo, a-t-il été mieux chanté ? La voix est ductile, agile, longue, d’un timbre lumineux et juvénile, en parfait accord avec le personnage et sait se faire vaillante (« Kind Heav’n »). Âme généreuse et troublée, Septimius (Matthew Newlin) est bienveillant, chaleureux, partagé entre son devoir envers le gouverneur et sa conscience. Le chant est noble, digne, servi par une voix souple et pleine. Volontaire, décidé (« Dread the fruits of Christian folly »), puis en proie au doute (« Tho’ the honours, that Flora and Venus receive »), enfin conquis et rayonnant («From virtue springs… ») son évolution psychologique est remarquablement illustrée. Daria Savinova, mezzo estonienne, chante Irene, l’amie et confidente de Theodora. La séduction de l’émission est constante, égale dans tous les registres. De l’euphorie (seconde partie de son premier air) à l’inquiétude (« The clouds begin to veil »), sur un doux balancement des cordes, harmoniquement riche, c’est un bonheur, qui se confirme avec l’air qui ouvre le III, retenu, puis contrasté à souhait, avec les flûtes. Valens, le gouverneur d’Antioche, est confié à Andreas Wolf. Intransigeant, ce n’est pas la caricature d’un despote qu’incarne notre basse, mais un homme investi dans sa fonction, incapable de comprendre le mobile de la foi des premiers chrétiens. La voix puissante, bien projetée, agile et longue, excelle à nous le camper. Le programme ne signale pas le Messager, dont la brève intervention, expressive, rayonnante, épanouie, confirme les qualités de Thibaut Lenaerts, auquel nous devons la préparation du Chœur de chambre de Namur. Soulignons pour finir combien chacune et chacun orne avec efficacité et discrétion les da capo des arias.
Depuis le clavecin, la direction de Leonardo García Alarcón, impulse une énergie précise à chacun et à tous, se dressant si besoin de son siège pour amplifier la dynamique ou mettre en valeur tel ou tel pupitre. Il excelle à souligner l’écriture concertante, avec un continuo agile et souple. Les modelés, les nuances, les oppositions traduisent l’intelligence profonde des textes, littéraire et musical. A la différence des versions les plus connues, l’une un peu sage et datée, l’autre brillante, mais juxtaposant des numéros de solistes, le chef impose une vision cohérente, construite, animée, dans le sens le plus fort. La réussite est au rendez-vous. Le Chœur de chambre de Namur, dont on apprécie toujours les qualités, ne déroge pas à l’excellence à laquelle il nous a habitués. Malgré un passager manque d’assurance, partagé par l’orchestre, dans la première partie de « He saw the lovely youth », qui conclut le deuxième acte, sans en compromettre la solidité, il faut admirer la capacité de chacun des chanteurs à s’adapter aux configurations variées qu’imposent les déplacements, tout en conservant les équilibres, l’homogénéité, la lisibilité et l’expression juste de chaque intervention. Plénitude et confiance des chœurs des chrétiens (fin du I), rondeur de celui des païens (« Queen of summer »), suivi, avec les cors, de « Venus laughing », dont on pouvait attendre plus de débauche, la réussite est patente. Le Millenium Orchestra, virtuose, homogène, réactif, coloré, à l’articulation et aux phrasés remarquables, comporte quelques solistes auxquels la partition réserve des pages valorisantes (le violon d’Yves Ytier, les flûtes, les bassons, tout particulièrement). Les sinfoniae comme le subtil écrin des voix sont admirables, sans équivalent connu. Reste à en attendre l’enregistrement, car, indéniablement, malgré les atouts des versions existantes, celle-ci apporte à la fois une vérité dramatique et une cohérence des mieux venues.
(1) Peter Sellars (Glyndebourne), Christof Loy (Salzbourg), Stephen Langridge (Paris), Katie Mitchell (Covent Garden). (2) Aligné devant le podium pour sa première apparition, il réapparaît dans des dispositions inaccoutumées – profitant du décor et de l’acoustique généreuse du lieu – avec de discrets mouvements. Si sa perception en est valorisée, certains déplacements, malgré leur discrétion, distraient ponctuellement l’attention. Ainsi durant l’air d’Irene qui ouvre le dernier acte. (3) La Francesina, Handel's Nightingale ; elle chantait la Vénus de Venus and Adonis, de John Blow (lien critique).