Le Théâtre des Champs Elysées proposait ce vendredi 31 mai Tolomeo, treizième et ultime ouvrage composé par Haendel pour la Royal Academy, d’autant plus rare à l’affiche qu’il n’est pas, parmi tous les opéras du compositeur, le plus puissant, et le mieux servi sur le plan de la théâtralité. On connait surtout de cette œuvre l’aria de Ptolémée, dont tous les contre-ténors vedettes se sont emparés, « Stille amare » dans lequel le pharaon exilé se croit empoisonné et à l’article de la mort, alors qu’en réalité, il est sur le point de s’endormir sous l’effet d’un puissant narcotique administré par Elisa pour le sauver. Mais à l’exception de cet air fort prisé, aucune autre page du livret ne porte autant d’intensité expressive et dramatique. Même le plus dynamique et créatif des metteurs en scène peinerait à donner corps scéniquement à cette histoire, au faible ressort dramatique, dont le héros (ou plutôt l’anti-héros) ne cesse de gémir et de soupirer. Une œuvre, à l’évidence, davantage faite pour une version concertante, option fort pertinemment prise ici. En revanche, que d’atouts vocaux et musicaux en cette soirée au Théâtre des Champs Elysées pour défendre un ouvrage, non dénué de-ci et de-là de beauté, mais construit à la hâte par un Haendel sous pression. Le compositeur avait sans doute lui-même beaucoup misé sur son trio de stars (la Bordoni, la Cuzzoni, et le non moins fameux Francesco Bernardi dit Il Senesino) pour assurer le succès de ce Tolomeo en demi teinte, qui in fine, et de manière assez prévisible, ne fut pas le triomphe de sa vie.
De quelle trame narrative est fait ce Tolomeo ? Après avoir été détrôné par sa mère, la redoutable Cleopatra III au profit de son frère Alessandro, Tolomeo est exilé à Chypre où il vivote, égaré, en se faisant passer pour un berger se prénommant Osmino. Envoyé par Cleopatra pour s’emparer de Tolomeo, Alessandro projette finalement de lui rendre la couronne, mais son navire fait naufrage et échoue sur l’île. L’opéra s’ouvre d’ailleurs par une scène où Tolomeo veut mettre fin à ses jours et découvre son frère échoué sur le rivage. Il songe à se venger, puis y renonce. Elisa, la sœur du Roi Araspe, s’éprend du pâtre Osmino/Tolomeo tandis que le monarque poursuit de ses assiduités Delia, en réalité Seleuce, épouse de Tolomeo, qui espère le retrouver. Ces derniers errent alors dans l’île et ne cessent de soupirer sur leur amour perdu, sans jamais se rencontrer. Y parviendront-ils ? Il y a dans cette histoire une inspiration très soap opera, avec des personnages qui ne cessent de ressasser leur dépit, leur désillusion, leur amertume, leurs vendetta personnelles dans des situations invraisemblables. Certaines phrases du livret sont d’une telle naïveté, et de ce fait involontairement drôles, qu’elles provoquent à plusieurs reprises l’hilarité des spectateurs dans la salle.
Dans ce contexte, la soirée repose ici intégralement sur les épaules de la distribution, tous s’efforçant avec leurs qualités évidentes de donner de l’âme et de la crédibilité à l’histoire. Franco Fagioli, en Tolomeo joue à fond la carte qu’on lui connait : celle des effets portés à leur paroxysme. Et à cet égard, Il y a d’une part la star qui, dans des postures étudiées, soigne ses entrées et surtout ses sorties de scène, marquant des temps d’arrêt pour adresser un regard charmeur au public, puis à sa ou son partenaire encore sur scène, avant de regagner les coulisses. Et d’autre part, il y a le chanteur toujours aussi séduisant avec des graves et des aigus nets, et un timbre riche de couleurs variées. Sauf que Tolomeo, l’anti-héros, n’appelle guère la virtuosité, la vaillance, et la pyrotechnie, mais repose davantage sur l’art du cantabile. On peut donc regretter ici un manque de nuances qui auraient permis de conférer davantage d’épaisseur au personnage. A cet égard, « Stille amare », aria haletant, jouant sur l’angoisse du personnage, aurait pu être investi plus subtilement que par une affliction surjouée qui confine au maniérisme. Mais le chanteur n’a rien perdu de son magnétisme et les acclamations enjouées de ses admirateurs présents en cette soirée nous l’ont à plusieurs reprises rappelé.
Du coté féminin, ce fut autant un spectacle pour l’ouïe que pour les yeux. Giulia Semenzato et Giuseppina Bridelli sont apparues sur scène toutes deux parées de robes de soirée pailletées, scintillant de mille feux, de couleur émeraude pour la première, et fuchsia pour la seconde. Silhouette élancée et juvénile, la soprano nous a gratifié, en Seleuce, d’une voix superbe aux aigus larges et pleins, colorés et riches en harmoniques. Son duo de la fin du deuxième acte, avec Franco Fagioli, met en lumière une splendide homogénéité des timbres. Leurs instruments se marient à merveille. Ici, ce ne sont pas les moyens qui impressionnent, mais l’habileté avec laquelle les deux artistes servent leur tête-à-tête musical. Quant à Giuseppina Bridelli, au mezzo pulpeux, brillant et souple, elle campe une suave Elisa au tempérament bien trempé et à la détermination à toute épreuve. Le riche nuancier de couleurs de sa voix restitue à merveille la palette des affects mise en lumière par la musique : l’effroi, la dépit, la colère mais aussi la langueur et les soupirs.
Quant au reste de la distribution, elle se distingue par la noblesse et la vaillance. L’italianità de Riccardo Novaro redonne du cachet et du brillant aux emplois de seconds couteaux auxquels les basses haendéliennes sont souvent cantonnées. Son Araspe est impeccable, tant dans sa présence charismatique que dans l’homogénéité du chant. Le chanteur passe avec aisance de vocalises soignées aux accents courroucés avec une haute maîtrise de son instrument. En comprimari de luxe, Christophe Dumaux, irradie la scène de sa seule présence, et donne une dimension héroïque et digne à un personnage en proie aux questionnement existentiels. La voix est centrée, les vocalises sont d’une rapidité et d’une netteté remarquables, l’aigu est percutant et le contre-ténor y ajoute de superbes ornements.
Giovanni Antonini, à la tête des ensembles réunis Kammerorchester Basel et Il Giardino Armonico ne cesse, dans une battue dansante et énergisante, ciselant détails et articulations, d’attiser le feu dès que le rythme s’accélère. Son art de relancer sans cesse le discours avec énergie et panache aide les chanteurs à maintenir la flamme dans une œuvre quelque peu éteinte. Mais ces fulgurances ne peuvent guère sauver une histoire qui manque cruellement d’envergure à laquelle tous, pourtant, en cette soirée, se sont efforcés de redonner couleurs et lustre…avec emphase pour certains, et panache pour d’autres.