L’intrigue a tout d’une farce. Prosper Aubertin, chapelier et père de famille, s’ennuie dans sa vie conjugale et, par caprice, lance une annonce dans un magazine : « Monsieur célibataire et riche cherche âme sœur. » Parmi les nombreuses réponses, il découvre avec stupéfaction trois lettres de sa propre femme Antoinette, sa fille Marie-Anne et sa bonne Félicie. Sous prétexte d’une rencontre anonyme, il convie tout le monde dans une villa louée à cet effet au bord de la mer, où les événements se dénouent heureusement. Antoinette reste fidèle et honette, Anne-Marie accepte les avances d’un jeune prétendant, Félicie et le propriétaire de la villa se fiancent, Prosper voit disparaître les problèmes et non-dits de son foyer familial.
Toutefois, la comédie musicale Ô mon bel inconnu de Sasha Guitry et Reynaldo Hahn, héritant de l’opérette française, offre aussi une lecture plus profonde, dont la clé se trouve dans une phrase de Prosper : « Un jour, on s’aperçoit qu’il est un être avec lequel on peut passer toute sa vie sans le connaître… ? Et que c’est soi ? Peut-être ! » Cette approche plus sincère du sujet – l’envie de réinvention de soi et la remise en question de celui-ci – confère une dimension poétique à l’œuvre, véhiculée par la spiritualité de Guitry et la musique chatoyante et ludique de Hahn.
Si la metteuse en scène Émeline Bayart a voulu tenir compte de cette « quête d’idéal », tout en célébrant la comédie musicale et tenant à « lui offrir des couleurs élégamment acidulées », sa conception de la production actuellement à l’affiche du Théâtre de l’Athénée ressemble davantage à une stylisation frénétique. Tous les interprètes agissent continuellement sous une sorte de surpression émotionnelle, donnant volontiers dans le premier degré et transformant la pièce en fresque parodique, certes non dépourvue de virtuosité prosodique dans une pièce où le texte parlé tient tête au chant. Quelques particularités du livret, telles qu’un fragment d’air non mis en musique par Hahn, qu’il convient de réciter, n’ont pas davantage influé sur la direction des comédiens.
© Marie Pétry
Ce haut degré d’énergie et d’exagération, qui souligne peut-être un excès de joie performative ou bien la nécessité de contourner – de brouiller – certains répliques et comportements qui aujourd’hui paraitraient anachroniques, s’avère impossible à maintenir trois heures durant. L’œuvre elle-même y résiste. Par moments, c’est l’écriture autrement plus nuancée de Guitry et Hahn qui force les interprètes à adopter d’autres postures. En témoignent quelques incursions tendres et lyriques de Prosper, mettant en valeur le timbre riche et chaleureux du baryton-basse Marc Labonnette, ou des accès de mélancolie sincère d’Antoinette, qui siéent au timbre généreux, agréablement voilé, de la soprano Clémence Tilquin.
Le personnage qui, a priori, est le plus stylisé car il est muet – Hilarion Lallumette, confident de la famille – se révèle paradoxalement un des plus naturels. Malgré ses gesticulations – plus nombreuses que dans le texte de Guitry qui prévoit aussi une communication peu dramatique par messages écrits –, Fabien Hyon campe un homme affable, et se montre à la hauteur de son dernier air aux allures de Heldentenor lorsque Lallumette retrouve sa voix. Il s’apparente en cela à Claude (Victor Sicard), prétendant de Marie-Anne, ténor au timbre clair, qui est également capable d’expressions plus directes et spontanées. Les deux se distinguent dans l’excitation générale. Le troisième ténor, Jean-François Novelli qui est aussi clown de formation, fait preuve de versatilité en interprétant tour à tour Jean-Paul, l’admirateur tactile et incommode d’Antoinette, et Monsieur Victor, le loueur débonnaire de la villa.
La Marie-Anne de Sheva Tehoval truffe son chant de notes légères et véloces. Elle aussi sort de la caricature au moment d’une accalmie générale à la fin du spectacle, qui est pourtant brève et trop peu mise en valeur pour faire ressortir l’aspect poétique du livret de Guitry. Émeline Bayart incarne elle-même Félicie, gouailleuse et faussement simplette, remarquant la première les problèmes de la famille Aubertin.
Samuel Jean, à la tête de l’Orchestre des Frivolités Parisiennes, opte pour une interprétation moins homogène que détaillée, voulant faire entendre les effets sonores divers et variés, les subtilités harmoniques du langage musical de Hahn et le brio dramatique de la partition tout à la fois. Le trio « Ô mon bel inconnu », indéniablement un des temps forts de l’œuvre, n’est qu’un exemple de la sensibilité théâtrale du compositeur. L’apparition du titre d’une œuvre dans le texte est toujours un moment difficile de la dramaturgie.
Les costumes et la scénographie d’Anne-Sophie Grac, soutenus par les lumières de Joël Fabing, belles quand elles sont indirectes, s’inspirent de l’élégance formelle un point austère de la mode des années 1930. Grâce à des éléments modulaires, la scène alterne habilement entre l’appartement des Aubertin, la boutique du chapelier et finalement la villa à Biarritz. Cette souplesse contraste cependant avec l’esthétique du spectacle, plus proche du théâtre de boulevard potache des années 1960 et 1970 que de l’époque de la création de l’œuvre.
On s’ennuie pas une seconde ; le public de la première est enthousiaste. À la création en 1933, le monde allait être confronté à un avenir sombre, et les spectateurs d’aujourd’hui éprouvent peut-être le même besoin de divertissement et de distraction.