Rares sont les chanteuses lyriques qui se font presque oublier comme telles, dans cette curiosité infatigable qui les pousse à explorer les répertoires mais aussi les limites de leur art et de leur technique. Barbara Hannigan est de celles-là. En empruntant les vers du poète américain Walt Whitman dans ses Feuilles d’herbes, l’on pourrait dire qu’elle est « immense et contient des multitudes ». Tout (ou presque) de ce que touche cette aventurière de la musique se transforme en or. Et en femme de goût, elle a toujours su s’entourer des plus grands artistes et des personnalités les plus atypiques dans des collaborations passionnantes. Avec John Zorn, c’est précisément la rencontre avec un artiste mû comme elle par ce désir de transcender les frontières. A l’occasion des 70 ans du compositeur américain, la Philharmonie de Paris mettait à l’honneur quatre de ses pièces par des interprètes d’élection.
Jumalattret (2012) est une œuvre singulière, avec une palette de styles assez étendue, nappée d’un certain mysticisme. L’écriture vocale est comme une ligne d’Everest qu’il faut franchir étape par étape au gré des neuf séquences de la pièce, dans un dialogue ciselé avec l’excellent piano de Stephen Gosling. L’instrument n’est pas là pour accompagner uniquement la voix mais développe sa propre ligne, quasi contrapuntique, ce qui implique une extrême écoute entre les interprètes de ce véritable duo. Dans cette œuvre comme dans d’autres, John Zorn explique qu’il cherche à repousser les limites de la voix : Barbara Hannigan se plaît et se plie à l’exercice, et c’est techniquement impressionnant. Des sauts d’octave aux vocalises ductiles, des murmures aux bruits de bouche drolatiques, pas une fois la voix ne déraille, ne défaille. Et la gestique de la cheffe semble même s’inviter chez la chanteuse. Une chanson de gestes.
Dans Ab Eo, Quod (2021), très chambriste, le style est beaucoup plus tonal, ce qui ne veut pas dire plus classique, avec en particulier la présence de la batterie de Ches Smith, le violoncelle de Jay Cambell et Sae Hashimoto au vibraphone. En digne héritier des théories cagiennes autour de l’aléatoire, John Zorn choisit de faire improviser la batterie – que l’on devine quand même très écrite – donnant au morceau une cadence et une structure jazzistiques extrêmement jubilatoires.
Retour à l’expérience des limites avec Pandora’s Box (2013) où la soprano s’entête dans le registre suraigu, poussant même jusqu’au cri comme le requiert la partition, suscitant là encore l’admiration face à une technique redoutable. Mais un soupçon de perplexité nous gagne au fil des mesures. N’a-t-on pas déjà entendu maintes fois ce tutoiement des extrêmes dans le registre aigu et cette prosodie nerveuse et exaltée ? La caricature de la musique contemporaine n’est peut-être pas très loin, et si l’on peut comprendre le défi qui consiste à repousser les limites de la voix, l’expérimentation devrait toujours se faire au nom de la musique. C’est finalement le bis, Star Catcher (2022), qui nous offre un peu de légèreté, sous ses allures de bœuf improvisé à la demande du compositeur et où la musique « classique » s’acoquine très explicitement et harmonieusement avec le jazz. Barbara, l’ensorceleuse, y étincelle une nouvelle fois.