Alors que Munich reprenait il y a un mois son ancienne production de Don Carlo avec une distribution inouïe (Harteros, Kaufmann, Pape… voir recension), Zürich en créait une nouvelle (à point nommé tant l’ancienne n’était guère palpitante). Évidemment, la Suisse ne peut se « payer » une affiche aussi prestigieuse que la Bavière mais elle permet de réentendre l’Elisabeth de Anja Harteros, ce qui est un plaisir infini tant cette artiste est renversante. Nous pouvons reprendre mot à mot les termes de Christophe Rizoud qui la vit à Munich : « royale de ligne comme de silhouette, d’une pureté de ligne et d’émission à couper le souffle, capable d’alléger et de filer longuement les notes mais aussi de les projeter avec une violence qui laisse pantois ». Nous n’avons, pour notre part, rien entendu d’aussi beau dans un rôle féminin verdien depuis Margaret Price. La classe absolue. Il est temps qu’une grande maison de disque s’intéresse vraiment à l’une des chanteuses majeures de notre temps !
En Carlo, Fabio Sartori, souffrant, est remplacé in extremis par Giuseppe Gipali, ténor albanais vainqueur du concours Operalia en 2003. Doté d’un très joli timbre, le chanteur est élégant mais la voix est légère et se retrouve un peu débordée par la masse orchestrale et vocale que Verdi déploie par exemple dans les ensembles. Il peine ainsi à caractériser la facette révoltée du personnage et le duo qu’il forme avec Anja Harteros est un peu déséquilibré. Il en est d’ailleurs de même avec le Posa de Massimo Cavalletti, grosse voix s’il en est mais aux différences de registres assez sensibles, avec notamment un aigu qui se rétrécit. L’homogénéité en prend un coup, mais le chanteur, sincère et investi, emporte la mise malgré tout. On est un peu triste de trouver un Matti Salminen fatigué et peu à son aise dans le rôle de Philippe II (et peut-être même dans l’opéra italien, une langue qui ne lui sied guère) tant on l’a admiré ici même dans des Roi Marke et Gurnemanz anthologiques. Quelques trous dans la voix, un grave en panne, des aigus à l’arraché… Reste l’artiste, majuscule. Il passe cependant pour un modèle de beau chant face à l’épouvantable Inquisiteur d’Alfred Muff qui donne l’impression de beugler ses répliques. Le Frère de Pavel Daniluk dévale la même pente du « mal canto » et ce n’est hélas pas Vesselina Kasarova en Eboli qui peut rattraper la mise. Si la voix est parfaite pour le rôle et le timbre somptueux, la chanteuse connaît de singuliers problèmes d’émission dans le registre grave tandis que l’aigu est à l’arraché quand il ne devient pas cri. Entre les deux, des sons tubés et franchement laids viennent entacher quelques beaux moments.
Tout cela aurait pu donc mal tourner et il faut louer Zubin Mehta de tenir solidement l’édifice et d’offrir une belle lecture de l’ouvrage même si l’on est parfois surpris par des tempi très rapides (l’introduction du premier tableau de l’acte II en perd singulièrement en mystère) ou au contraire trop lents (tout le début de l’autodafé en devient bien lourd). À noter des chœurs et un orchestre efficaces, dont un splendide violoncelle solo de Claudius Hermann.
Que dire de la nouvelle production de Sven-Eric Bechtorff ? Le parti pris d’une lecture tout en noir et blanc, sombre, avec beaucoup d’éclairages à contre-jour, dans un dispositif scénique très sobre (et de splendides robes pour les dames) convient parfaitement à l’ouvrage et séduit l’œil. Le décor de l’autodafé est même saisissant avec cette multitude de croix branlantes en fond de plateau. La mise en scène elle-même, hormis quelques jolies trouvailles, est par contre plus paresseuse et finit même par distiller un certain ennui à partir du quatrième acte. Il manque une vraie direction d’acteurs pour animer tout cela de bout en bout… ce qui reste rattrapable lors des futures reprises.