En prélude au deux cent cinquantième anniversaire de sa mort (2014), Rameau donne son nom à la nouvelle édition du Jardin des Voix, inaugurée à Caen le 12 mars, et entièrement dévolue à la musique française du siècle des Lumières. Si le Palais des Beaux-Arts de Bruxelles suit l’académie baroque depuis son lancement en 2002, cette thématique tombe à point nommé alors que l’institution bruxelloise accueille l’exposition Watteau, une leçon de musique, dont William Christie se trouve être le commissaire général. « Par cinq fois », déclarait il y a peu le directeur des Arts Florissants, « nous sommes parvenus à unir plus que réunir, de six à dix chanteurs dans une même expérience ». Le Jardin de Monsieur Rameau ne déroge pas à la règle et consacre avant tout une belle aventure collective. Avec le concours de Sophie Daneman et de Paul Agnew, William Christie a su créer et développer un véritable esprit d’équipe entre de jeunes artistes issus d’horizons divers qui, avant leur résidence au Théâtre de Caen (du 24 février au 10 mars), n’avaient jamais travaillé ensemble. Le tout dépasse d’ailleurs la somme des parties, inégales sinon en talent (évitons les conclusions hâtives), du moins dans leurs performances, le 28 mars dernier.
Contrairement aux autres académies et stages de musique ancienne, le Jardin des Voix ne monte pas un ouvrage du répertoire mais conçoit un programme original, formé de morceaux choisis pour mettre en valeur – et pour stimuler – les heureux élus, au nombre de six cette année parmi plus de deux cents candidats. En l’occurrence, Paul Agnew signe un modèle du genre: de fondus enchaînés en puissants contrastes, les transitions assurent la dynamique en même temps que la cohérence du spectacle et renouvèlent l’intérêt de l’auditeur. Certes, l’opéra-ballet se taille la part du lion et la galanterie domine (La Vénitienne, La Guirlande, Les Fêtes d’Hébé, Les Surprises de l’amour, Les Indes galantes), mais la grandeur tragique ou l’effroi surgit opportunément avant que la frivolité ne nous lasse (Hercule mourant, Dardanus) quand elle ne vient pas, hardiment, se nicher au cœur du plus truculent des comiques, tel ce grave et triste canon de Rameau glissé entre deux pages de L’ivrogne corrigé de Gluck pour composer une saynète irrésistible.
Par contre, aboutir à une répartition équilibrée entre les chanteurs constitue une vraie gageure. Le seul ténor de la distribution, l’Américain Zachary Wilder, mis à contribution pour les nombreux chœurs qui émaillent le concert, n’a guère l’occasion de briller en soliste. Cette lacune est d’autant plus regrettable qu’il possède l’une des voix les plus sûres de cette session (bien timbrée et projetée, dotée d’un grain personnel, souple) et qu’il sait gérer cette délicate tessiture de haute-contre, un atout inestimable. Il méritait mieux que la suave et fugace ariette de Mirtil (« La flûte est des soupirs le plus tendre interprète ») ou que celle, virtuose mais tout aussi brève, de Dardanus (« Hâtons-nous, courons à la gloire »). Miraculeux, le duo de la Naïade et du Ruisseau dans Les Fêtes d’Hébé (« Je vous revois, tout cède à la douceur extrême ») nous permet d’apprécier la sensibilité de l’artiste et celle de sa partenaire, la mezzo italienne Benedetta Mazzucato. Benjamine du groupe, bouton en train d’éclore et aux couleurs prometteuses, elle campe une Doris (L’Europe galante) touchante mais également une Aricie hautement improbable, qui excède ses ressources dramatiques actuelles. L’autre mezzo du jour, la Britannique Emilie Renard, affiche une tout autre maturité. Fort clair, svelte, délié, l’instrument se plie à merveille aux intentions de l’interprète qui aborde, en particulier, la cantate de Grandval Rien du tout (réduite de moitié, mais toujours substantielle !) avec un chic fou. D’une aisance scénique remarquable, elle ne tombe jamais dans l’histrionisme et fait mouche à chaque coup, tour à tour délicieusement nigaude, mutine ou courroucée.
De prime abord, tous les musiciens semblent avoir le diable au corps, se déplacent et courent beaucoup, tremblent volontiers aussi puis s’arrêtent soudain pour s’extasier. Le tableau vous semble familier ? Certes, mais à la différence de trop de concerts mis en espace qui virent à la grimace et à la gesticulation, leurs mouvements comme leurs sourires s’éploient avec naturel, ils restent fluides et gardent l’apparence de la spontanéité, les poses les plus naïves conservant la fraîcheur et la légèreté d’une esquisse de Watteau. Aucune surcharge ne vient affecter le numéro, digne de l’opera buffa, de Cyril Costanzo (basse française) en Zerbin (La Vénitienne), aussi drôle et pathétique dans l’hallucination que dans la somnolence éthylique. En revanche, cette basse peu profonde mais sonore devra encore assouplir son organe si elle veut affronter avec succès certaines vocalises (« Accourez, amants, venez tous » dans Les Paladins). Son Campra nous fait tendre l’oreille (« L’Amour en comblant nos désirs ») et ses Rameau attisent notre curiosité: nous attendons sans doute des accents plus angoissés, une autre urgence de la part d’Anténor (« Monstre affreux », Dardanus), mais, au-delà de son baryton enveloppant et chaud, Victor Sicard (France) maîtrise cette éloquence intrinsèquement française sans laquelle « cette musique perd son pouvoir de communication et toute son efficacité » (W. Christie). A contrario, le soprano immaculé, mais impersonnel de Daniela Skorka (Israël) peine à habiter le monologue d’Yole (Hercule Mourant). Elle manque également de liberté et de panache dans les traits étincelants du Fleuve qui tente de chasser l’Aquilon (Les Fêtes d’Hébé). Cette tournée prestigieuse se révèle sans doute risquée, voire prématurée pour certains. Qu’ils ne se hâtent surtout pas, au contraire de Dardanus, mais prennent le temps de mûrir et résistent aux sirènes de la gloire, c’est tout le mal qu’on leur souhaite.