Ecrites dans la foulée du triomphe remporté par La Création, Les Saisons sont souvent décrites comme l’œuvre d’un Joseph Haydn qui, parvenu au sommet de son art et au faîte de sa renommée, ne cherche plus à impressionner quiconque ni à prouver quoi que ce soit. Le compositeur nous parle une langue qu’il connaît comme personne pour l’avoir raffinée et affûtée sans relâche au cours des cinq décennies précédentes, une langue où les effets de surprise, les ruptures mélodiques, les contrastes rythmiques, les procédés d’imitation presque naturalistes et les fantaisies formelles sont comme l’accent exotique d’une grammaire classique explorée jusque dans ses recoins les plus savants. Une langue qui puise, aussi, dans la mémoire de conversations passées, comme ce passage de « Schon eilet froh der Ackersmann » qui cite l’andante de la 94e Symphonie. Mais comme le génie ne fait pas toujours exprès, cet oratorio frappe autrement plus fort que le ferait la simple redite d’un vieux maître sûr de son fait. Pas seulement par les audaces de cette partition – et des audaces, il y en a : la violence tellurique de l’orage à la fin de « l’été », les fulgurances inattendues du chœur dans « So lohnet die Natur den Fleiss », les impressionnants développements du final qui nous rappellent que nous écoutons là une œuvre quasiment contemporaine de « l’Héroïque » de Beethoven. Mais aussi parce que Haydn écrit ici, avec cette maîtrise pimentée d’ultimes expérimentations, dans une liberté totale que même les facilités du livret de Gottfried van Swieten n’entravent pas. Comme le fera Verdi près d’un siècle plus tard avec Otello et Falstaff, il semble tout à la fois contempler les œuvres du siècle qui s’achève et pressentir les mouvements de celui qui commence, disant aux nouvelles générations : « voici ce que j’ai fait, voici ce que vous pourrez faire ».
Ce mouvement à la fois visionnaire et sage, William Christie tente assurément de l’insuffler à ses Arts Florissants, dès une ouverture fracassante et tendue, où un souffle démiurgique veut passer derrière chaque accent. Mais cette lecture séquencée, où le souci de souligner chaque nuance prend le pas sur l’équilibre général, n’évite pas les baisses de tensions (le début de « l’été », aux divines longueurs si difficiles à exalter !). Après la chasse effrénée de « l’automne », les dernières mesures de « l’hiver » frappent un public conscient d’avoir pris part à un voyage tourmenté, où aucune étape ne s’est bornée à du conventionnel ou du prévisible.
Ces contrastes permanents mettent à l’épreuve la plénitude sonore d’un orchestre toujours admirable, mais dont les cordes ne sont pas exemptes de quelques soucis d’intonations, et où la cohésion rythmique se trouve parfois heurtée par les cahots d’une battue réclamant sans cesse de nouvelles dynamiques. Au-dessus de cette mer agitée, le chœur plane sereinement : le bonheur simple qui imprègne « O wie lieblich ist der Anblick » donne le ton, à la fois majestueux et fluide, d’une prestation constante dans l’excellence, que ce soit dans « Die düstren Wolken trennen sich » ou dans les joies plus terrestres du chœur des vendanges.
Les solistes suscitent, eux aussi, un enthousiasme presque sans mélange : Ana Maria Labin retrouve une partie qu’elle connaît bien, et pour laquelle son soprano fruité, aux teintes claires, à la projection nette, semble avoir été créé, lui permettant d’oser des nuances subtiles et d’enclencher un dialogue mutin avec l’orchestre (« Welche Labung… »). Si le timbre juvénile et l’élégance naturelle de Moritz Kallenberg ne vont pas sans de menues délicatesses avec la justesse, son comparse de l’Académie du Jardin des Voix, Sreten Manojlovic, montre de son côté une technique parfaitement aboutie, et une présence donnant à ses interventions une allure quasi opératique : ce soir, c’étaient bien les voix qui faisaient le printemps !