En 1779, la scène du château d’Esterháza sur laquelle étaient jusqu’ici donnés les opéras de Haydn (Il Mondo della luna et La vera costanza, par exemple) vient d’être la proie des flammes. Pour l’ouvrage suivant, le compositeur dut se contenter du théâtre de marionnettes, ce qui explique le choix de L’Isola disabitata de Métastase, un texte court, déjà vieux de près d’un quart de siècle. Il ne s’agit pas d’un livret d’opéra seria ou buffa mais d’une festa teatrale – typologie à laquelle appartenait aussi l’Orfeo ed Euridice de Gluck, créé dix-sept ans plus tôt. Ce genre économe en personnages et en rebondissements se prêtait particulièrement bien aux innovations musicales : ainsi, pour la première (et seule) fois de sa carrière d’auteur d’opéras, Haydn adopte le modèle gluckiste, avec une partition durchkomponiert (« entièrement écrite »), dont ont été bannis récitatifs secs et airs da capo – au profit des accompagnati (parfois bien longs : onze minutes pour le premier !) et des airs brefs, bipartites, à l’ornementation limitée.
Cette forme ramassée, moderne, convenait au sujet, dont les relents rousseauistes surprennent sous la plume de Métastase (encore vivant, à l’époque) : l’ouvrage amorce en effet un débat sur les bienfaits/méfaits de la civilisation, comparée à l’état de nature tel qu’on l’expérimente sur l’île. Pour un auditeur contemporain, il a aussi l’avantage de traiter des rapports entre hommes et femmes…
En route pour les Indes en compagnie de son épouse, Costanza, et de la sœur encore bébé de celle-ci, Silvia, Gernando, durant une escale sur un îlot désert, est capturé par des pirates. Costanza, qui croit avoir été abandonnée, élève Silvia dans la haine des hommes. Treize ans plus tard, après sa libération, Gernando, cette fois escorté de son ami Enrico, retrouve l’île. On imagine la suite…
© Vincent Lappartient
N’exigeant qu’une distribution et une scénographie limitées, l’œuvre se prête aussi fort bien aux « travaux d’école » : l’Académie de l’Opéra national de Paris et l’Orchestre Ostinato ne pouvaient donc faire meilleur choix pour présenter leurs impétrants (l’Arcal avait fait de même il y a plusieurs années). Surtout dévolu aux concerts, l’Amphithéâtre Olivier Messiaen ne peut accueillir que peu de décors : ici, le dispositif, très dépouillé, se limite à une arène de gravier, en partie occupée par un rocher praticable, qui sert au jeu comme à la communication (Costanza y grave ses souvenirs), de symbole, de cachette, et se transforme, finalement, en vaisseau salvateur.
Le chorégraphe Simon Valastro en fait l’axe de sa mise en scène, dont la direction d’acteurs fluide, naturelle, sans excès de recherche, tire parti de la jeunesse des interprètes. Aux quatre chanteurs s’ajoute un danseur, censé représenter (avec son maillot couleur chair et ses cornes) la biche familière que nourrit Silvia : si les cabrioles de Nicolas Fayol nous laissent un peu perplexe durant l’ouverture, l’image de l’ « animal » finalement abandonné, tout seul, sur un rocher cerné de nuées, s’avère des plus poignantes.
Des quatre jeunes artistes lyriques entendus ce 15 mars (deux distributions sont programmées en alternance), seule la mezzo Amandine Portelli nous inspire de sérieuses réserves, avec son émission trop souvent coincée dans le palais et métallique. Le baryton Clemens Franck affronte avec aplomb les messe di voce de son air : le métier semble acquis, mais les couleurs bien claires (et mates) pour son registre – n’est-il pas plutôt ténor ? Il faut dire que le ténor Liang Wei fait valoir, lui, un timbre plutôt sombre, chaud et vibré – le plus magnétique du casting, même s’il lui faut veiller à davantage alléger le son. La grande triomphatrice de la soirée reste sans conteste la soprano Isobel Anthony : le volume n’est pas énorme, mais la technique assurée, le chant libre, pétillant, délié – et, ce qui ne gâte rien, l’actrice est irrésistible !
Quant à la direction vive et sensible de François Lopez-Ferrer, elle veille à ne pas mettre en danger un orchestre d’une trentaine de musiciens, certes perfectible (les cors détonent plus d’une fois, les cordes n’attaquent pas toujours ensemble), mais dont les chefs de pupitre étincellent lors du magnifique finale : un « double quatuor » qui marie les quatre voix à quatre instruments solistes (violon, violoncelle, flûte et basson).
Enfin, on n’aura garde d’oublier un détail : les places (non numérotées) coûtent 25€. Qui a dit que l’opéra était cher ?