Deux intégrales au disque (Dorati en 1976, Harnoncourt en 2006), une en DVD (Jacobs en 2009) : Orlando Paladino est sans doute l’opéra de Haydn qui a été le mieux servi par l’enregistrement. Ce succès, du reste, n’est pas nouveau : on dispose d’une vingtaine copies de la partition, à partir desquelles put être réalisée une édition critique en 1972. A la scène, en revanche, l’œuvre a dû attendre son tricentenaire pour être recréée, à Vienne et à Carpentras (d’où un numéro de l’Avant-Scène Opéra, le seul consacré à Haydn). En la remontant, le Châtelet voulait marquer un grand coup avec un spectacle chic et choc, et a cru y parvenir en reprenant une recette qui lui avait valu de beaux succès.
Las ! ce Paladino ne renouvelle pas le miracle des Paladins, dont la mise en scène avait également été confiée à une équipe plus connue dans le domaine de la chorégraphie, et si le tandem Hervieu-Montalvo avait su transfigurer l’ultime opéra de Rameau – où l’intégration du ballet à l’action est voulue par la partition –, Kamel Ouali ne parvient pas à la même réussite. En traitant l’opéra de Haydn comme une comédie musicale de plus, il n’obtient qu’un effet de saturation, la danse venant systématiquement se plaquer sur les airs, y compris les plus inspirés, dont ils empêchent que le spectateur puisse jouir en toute sérénité. Et la recherche du gag systématique devient vite pesante, elle aussi, allant à contresens de la musique : oui, Orlando Paladino est écrit sur un livret parodique, mais la musique n’en est pas exclusivement bouffonne, et l’on se passerait bien de certaines facéties qui en parasitent les moments de réelle émotion. Pour l’aspect visuel, après Pierrick Sorin pour La Pietra del paragone, déjà avec l’ensemble Matheus, le Châtelet a voulu Nicolas Buffe, dont l’univers foisonnant et éclectique propose de fait un équivalent possible au monde du Roland Furieux : puisque les personnages de l’Arioste ne disent plus grand-chose au public d’aujourd’hui, le recours aux super-héros paraît légitime, d’autant plus qu’Angélique est la reine de Cathay. C’est donc tout droit de l’Extrême-Orient moderne que vient l’esthétique du spectacle, du Japon d’aujourd’hui avec ses mangas, ses jeux vidéo et autres Pokémons. Pourquoi pas ? Le risque de la surcharge décorative est assumé, et l’œil est en général ébloui (seul le décor marin du deuxième acte est franchement hideux).
Vocalement, la distribution est incontestablement dominée par l’Orlando de Krešimir Špicer. Puissance, agilité, expressivité, toutes les qualités nécessaires sont réunies, avec en prime un certain art de l’autodérision qui tombe à pic pour un héros bardé de cuir et de latex mais ridiculisé même dans sa rédemption finale, après avoir été écrasé par une masse de cinq tonnes tombée des cintres, comme dans les dessins animés jadis conçus par Terry Gilliam pour les Monty Python. Impossible de juger des compétences de David Curry, qui n’a que quelques mots à chanter en Licone (pour compenser cette frustration il sera Orlando en alternance avec son collègue croate). L’autre ténor, Pascal Charbonneau, Medoro transformé en petit matelot à la Pierre et Gilles, avec bretelles qui lui battent les fesses, déçoit par un timbre passablement nasal. Joan Martín-Royo avait été l’un des éléments les plus brillants de La Pietra del paragone dirigée au Châtelet par Jean-Christophe Spinosi ; samouraï à casque-crocodile traversant la scène dans sa Rodomobile, il ne semble pas très à l’aise en Rodomonte, à la tessiture peut-être un peu basse pour lui. Adam Palka a lui, carrément, du mal à passer la rampe, et ne peut rendre justice à l’air de Caronte. Bruno Taddia est un baryton très léger, dont les graves ne sont guère audibles, mais il n’en a pas trop à émettre, et il s’impose par une vis comica irrésistible, avec un Pasquale qui tortille admirablement du croupion. Son rôle présente en outre l’avantage d’inclure les deux airs vraiment comiques de la partition : « Ecco spiano », qui parcourt toutes les conventions du chant au XVIIIe siècle, et qui est ici mis en scène en exploitant avec une grande ingéniosité les jeux de lumières, et le duo « Quel tuo visetto amabile », où il ne répond que par des onomatopées aux compliments d’Eurilla, une exquise Raquel Camarinha relookée SF, avec les cuissardes de Barbarella et la coiffure de la princesse Leia. La mezzo Anna Goryachova n’a presque rien à chanter en Alcina ; peut-être est-ce la raison pour laquelle elle ponctue de rires hystériques ses apparitions dignes de Cruella. Voix claire et souple, sa compatriote Ekaterina Bakanova serait une Angelica très acceptable si elle pouvait se départir d’une certaine froideur, ce à quoi la mise en scène ne l’aide évidemment pas.
Jean-Christophe Spinosi dirige sans la fougue pour laquelle il s’est fait connaître, assagissement dû au passage des ans, mais aussi à l’œuvre, puisque Haydn n’exige pas la même énergie que pour Vivaldi. En harmonie avec l’esprit de la production, il insère quelques gags musicaux, en faisant interpréter ici et là par l’ensemble Matheus des thèmes tirés de Psychose ou de La Guerre des étoiles. Sans doute a-t-il eu raison de pratiquer des coupes importantes dans les récitatifs, à en juger par l’ovation réservée au spectacle lors du baisser du rideau. Malgré des huées non négligeables, adressées surtout au tandem Ouali-Buffe, l’atmosphère est à la fête : encouragés par les applaudissements, les solistes et l’orchestre reprennent le très entraînant vaudeville final, « Son confuso e stupefatto », qui paraît dès lors en passe de devenir un nouveau tube à la « Forêts paisibles »…