Fidèle à sa volonté de promouvoir la musique d’aujourd’hui, le Met ouvre sa saison avec Dead Man Walking, premier opéra de Jake Heggie, qui a connu depuis sa création à San Francisco en 2000 près de soixante-dix productions à travers le monde, ce qui en fait l’opéra contemporain le plus joué du vingt-et-unième siècle. Un texte magnifiquement travaillé, une musique puissante, des interprètes vocalement au sommet et impliqués scéniquement, une direction d’orchestre énergique, tout contribue à faire de cette représentation un spectacle « coup de poing » qui cloue littéralement le spectateur sur son fauteuil.
Le livret est inspiré du roman de sœur Helen Prejean, une religieuse qui a accompagné jusqu’à leur dernier souffle plusieurs condamnés à la peine capitale et qui est devenue l’une des plus éminentes opposante à la peine de mort aux Etats-Unis. Le spectacle commence et se termine par une mise à mort hyperréaliste dont le but est d’impressionner le public. Durant l’ouverture, est projeté sur un cube géant au-dessus du plateau, le crime sordide perpétré par les frères de Rocher qui agressent deux jeunes gens dans une clairière au bord d’un lac. L’un abat le jeune homme d’une balle à bout portant et sera condamné à la perpétuité, l’autre, Joseph, viole la jeune fille avant de la poignarder pour mettre fin à ses cris. La dernière scène nous montre l’exécution de Joseph, également projetée pour les spectateurs du Met sur le cube géant afin qu’aucun détail ne leur soit épargné : les sangles avec lesquelles le meurtrier est maintenu sur la table d’exécution, l’injection en gros plan, le liquide vert qui s’écoule dans la veine du condamné, ses soubresauts spasmodiques jusqu’à son immobilisation définitive. Entre ces deux scènes difficilement soutenables, nous assistons à la rencontre entre sœur Helen et Joe de Rocher dans le pénitencier d’Etat de Louisiane, l’acharnement avec lequel la religieuse tente de faire avouer son crime au condamné qui se dit innocent, leur espoir déçu lors de l’audience de la commission de réhabilitation, la confrontation entre la religieuse et la mère du condamné ainsi qu’avec les parents des victimes qui l’accablent pour avoir choisi de soutenir le bourreau de leurs enfants. La partition qui fait la part belle aux cordes et aux vents, colle parfaitement au drame, comme une musique de film. Elle fait alterner des moments de violence inouïe lorsqu’elle dépeint les meurtres notamment, et des passages mélodieux, tel l’hymne chanté par sœur Helen « He will gather us around » qui devient son leitmotiv tout au long de l’opéra jusqu’à la scène finale où elle le susurre à l’oreille de de Rocher agonisant. On y entend également des réminiscences de gospel, voire de jazz. Chacun des personnages principaux a au moins un monologue. L’ensemble qui conclut le premier acte est particulièrement impressionnant.
Les décors de Jan Versweyveld sont extrêmement sobres. Quatre murs gris ornés de portes, éclairés par des teintes chaudes pour la scène à Hope House, la mission de sœur Helen, et froides pour le parloir du couloir de la mort. Pas de barreaux ou de parois en plexiglass ni de menottes pour entraver les conversations entre le condamné et sa conseillère spirituelle. Le crime durant le prologue se déroule pendant la nuit, tandis que l’exécution finale a lieu sous une lumière crue. La direction d’acteur d’Ivo van Hove, cohérente et efficace souligne discrètement les états d’âme des divers personnages. L’utilisation de la vidéo est pertinente, en particulier les gros plans sur les visages des personnages qui traquent leurs émotions.
C’est une distribution solide et sans faille qui a été réunie ici, saluée par une ovation debout lors du rideau final. Les seconds rôles sont tous remarquables, citons Justin Austin, impeccable dans le rôle du motard qui arrête la religieuse en route vers le pénitencier pour excès de vitesse, une séquence humoristique qui détend l’atmosphère après la scène de l’agression. Chad Shelton campe un aumônier cynique et peu amène à l’égard de sœur Helen tandis que le directeur de la prison incarné par Raymond Aceto ravit grâce à sa bonhommie. Des quatre parents des victimes, tous excellents, se détache Rodney Gilfry qui, au premier acte, se montre agressif à l’égard de sœur Helen et catégorique en ce qui concerne la peine de mort qu’il appelle de ses vœux, avant d’être saisi par le doute au moment de l’exécution. Belle performance théâtrale et vocale du baryton américain dont la voix a conservé tout son impact. Susan Graham qui en 2000 avait créé le rôle de sœur Helen, livre une interprétation magistrale de la mère du condamné qui voue une dévotion indéfectible à son fils. Son monologue poignant dans la scène de l’audience de la commission de réhabilitation, constitue un des moments forts de la soirée. Les gros plans sur son visage halluciné et désespéré montrent que nous avons affaire à une grande tragédienne qui incarne son personnage avec une voix douloureuse dont l’effet est saisissant. Latonia Moore campe avec une voix solide dont le registre aigu onctueux fait merveille, sœur Rose, la confidente de sœur Helen dont l’humour est salutaire dans la situation dramatique que vivent les principaux protagonistes, en particulier le condamné. Celui-ci est incarné par Ryan McKinny, baryton à la voix corsée et au physique d’athlète qui n’hésite pas à exécuter sur scène une vingtaine de pompes tout en chantant ! S’il se montre hostile et buté lors de sa première rencontre avec sœur Helen, il finit par tomber petit à petit le masque jusqu’à son aveu déchirant et sa demande de pardon aux parents, juste avant son exécution. Une interprétation magistrale des sentiments contradictoires qui tourmentent ce personnage complexe servie par une voix solide, capable de rugir sa colère comme d’émettre de délicates demi-teintes lorsqu’il libère sa conscience. Joyce DiDonato enfin, omniprésente, porte l’ouvrage sur ses épaules. La mezzo-soprano américaine trouve ici sans doute l’un de ses plus grands rôles. Elle campe avec conviction, une sœur Helen volontaire et déterminée qui affronte crânement la réprobation de ses consœurs, les remarques acides de l’aumônier, l’agressivité des prisonniers à son égard, l’hostilité du condamné, les reproches des parents des victimes et poursuit sa mission jusqu’au bout malgré les doutes qui ne manquent pas de l’assaillir. Musicalement le rôle sollicite essentiellement son medium corsé et bien projeté. Avec son timbre pur et chaleureux, elle traduit admirablement tous les affects de ce personnage attachant et sensible qu’elle avait déjà incarné à Houston en 2012, à Madrid en 2018 et gravé dans une intégrale en CD parue chez Virgin. Au pupitre, Yannick Nézet-Seguin, adulé par le public new-yorkais qui lui réserve une belle ovation, propose une direction fluide et contrastée, théâtralement spectaculaire et insuffle à un orchestre du Metropolitan Opera en grande forme un rythme alerte et soutenu.
Le samedi 18 novembre, le Metropolitan Opera retransmettra dans les cinémas du réseau Pathé Live, La Vie de Malcom X un opéra d’Anthony Davis